Bonjour à toutes et tous !
Tout d'abord, je vous souhaite un Joyeux Noël et de bonnes fêtes de fin d'année, en dépit des circonstances particulières de cette fin 2020.
Comme promis, suite et fin des
AVENTURES DES SKIPPERS À SAINTE POÉSIE.
Il est évident que ce récit est issu de ma simple imagination un peu délirante, parfois.
Qui connait dans les Caraïbes une île nommée Sainte Poésie ? Une île tropicale et paradisiaque où l'eau est turquoise, les plages sont de sable blanc, les palmiers regorgent de cocotiers, les filles sont jolies, douces et avenantes, où la corruption gangrène la vie, la pauvreté assassine les populations et la violence pourrit le quotidien !
Qui pourrait imaginer deux vieux retraités officiers se lancer dans des aventures tropicales innocentes, à peine teintées de narcotrafic, et se retrouver dans une prison infernale avant de devenir des fugitifs évadés ?
En effet, il faut délirer pour imaginer de telles aberrations ! Avez-vous jamais entendu pareilles élucubrations ?
Allez, bonne lecture qui vous entraîne loin...
10
Les deux avocats et le consul ne sont pas restés très longtemps en compagnie des deux français à qui ils ont laissé du linge de rechange, quelques affaires de toilette et des bouteilles d'eau. Luis est venu les chercher et les a raccompagnés dans l'horrible cachot d'où ils ont été extraits un peu plus tôt. Leur arrivée ne suscite guère de réaction dans la faune qui semble presque habituée à leur présence. Ils retrouvent leur coin que semble avoir gardé le jeune Willie. Il les salue d'un sourire édenté qui se voudrait accueillant. Antoine lui donne un paquet de petites galettes que leurs pseudos défenseurs avaient glissées dans leurs affaires. Il se jette dessus et les avale goulûment sans en offrir à ses congénères qui le regardent avec envie. Elles ne sont pourtant pas fameuses, mais quand on a faim !
Il finit le paquet à une rapidité surprenante, s'étouffant en partie à tel point que Pierre lui donne un peu d'eau. Le jeune homme soupire d'aise après ce moment de bonheur.
— Alors, interroge-t-il, vous avez vu la grosse et le bizarre ?
Les deux hommes se regardent se demandant comment les nouvelles peuvent circuler aussi vite, pratiquement en direct. Tous ont l'air au courant, les autres prisonniers leur paraissant, en dépit de l'obscurité, les regarder avec curiosité et attendre leur réponse. Ils parlent avec le jeune adolescent en espagnol, ce qui permet aux autres de comprendre. C'est certainement la raison pour laquelle il commence à leur parler dans un français certes hésitant et marqué d'un fort accent, mais tout à fait compréhensible.
— Elle vous l'a proposé ?
Pierre et Antoine froncent les sourcils et font mine de ne pas comprendre.
— Tout se sait à Sainte Poésie, encore plus en prison, insiste Willy. Méfiez-vous d'elle, et
marchandez. Il est certain qu'elle connait beaucoup de monde et pourrait vous faire
évader.
Ils le laissent parler sans l'interrompre.
— Elle a contacté certains de mes amis. Je pourrais vous aider car vous aurez besoin de
quelqu'un à l'intérieur de la Fortaleza. Je la connais comme ma poche. Face aux mutisme des deux français, il continue.
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— Je ne vous demanderai rien, sinon de me prendre avec vous.
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— Mais nous avons juste parlé du procès qui sera instruit par le commandant.
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— Lui, c'est un juste, honnête et tout. J'espère qu'il est bien protégé. Il a déjà échappé à
deux attentats. Il a choisi d'envoyer ses enfants en France pour les mettre à l'abri . Il croit
qu 'on ignore où ils logent, mais ils le savent.
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— Ils ? C'est qui ?
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— Ceux qui veulent sa peau, et ils sont nombreux. Sa femme a refusé de partir avec les
enfants. Ils restent là tous les deux à faire front face à un ennemi puissant qui les laisse en vie encore pour la façade vis à vis de l'étranger. Si un jour, ils décident qu'ils en font trop et risquent de devenir un obstacle, ils n'hésiteront pas.
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— Ils ? C'est qui ? Quel rapport avec nous ?
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— Ils, ce sont ceux pour qui vous travaillez.
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— Mais nous avons fait des traversées pour une entreprise International Sea Transport. Le presque enfant éclate de rire, un rire sardonique qui dure.
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— Ne me dites pas que vous y croyez ? Vous êtes encore plus bêtes que je ne le pensais. Je
me demande si je peux vous faire confiance pour partir avec vous.
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— Que racontes-tu ?
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— Toute l'île sait que le gouverneur est à la tête de cette soit-disant entreprise, qui est le
nom officiel du plus gros narcotrafic de l'île et même de la région. On ne vous l'a jamais dit, lors des réceptions auxquelles vous étiez invités, ni auprès des jeunettes que vous rameniez sur votre bateau ? Ni Anita dont le restaurant appartient au gouverneur, ni la gentille Yalisa dont toute la famille est employée par Isidro, employés de maison,
hommes à tout faire, jardiniers etc... Vous êtes d'une crédulité qui frise la bêtise. Le
commandant ne croira jamais que vous n'étiez pas au courant, tout le monde le sait ! Antoine et Pierre avaient l'impression qu'un piège bien établi se refermait sur eux, qu'il les
coinçait et qu'ils risquaient fort de rester bloqués sur cette île pour des années, s'ils réussissaient à en sortir un jour .
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— Leur cruauté n'a d'égale que leur rapacité. Ils ont empoisonné les chiens du commandant auxquels sa femme est extrêmement attachée par pure méchanceté. Ils ont ensuite rapporté un couple de dogues du Brésil, des Fila Brasileiro, qui ne la quittent pas d'un pas et qui dorment avec eux. Ils se sont rendus au Brésil pour l'enquête de l'affaire Barbatrech qui implique de nombreuses personnalités politiques et économiques, ce sont les mêmes, de Sainte Poésie. Ils ont deux gardes fidèles qui veillent. Mais, les autres, s'ils le veulent, ils les exécuteront sans problème. Vous comprenez qui vous affrontez ?
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— Nous n'avons rien à voir avec ces gens-là.
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— Mais oui, vous êtes leurs employés. Ils ne vous soutiendront pas. Pour l'instant, ils vous
surveillent, de près. Ils ne vous pardonneront pas le moindre faux-pas.
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— Nous avons dit au commandant juste la vérité. Nous transportions des passagers, leurs
invitées et leurs bagages pour cette entreprise dont nous avons rencontré le représentant .
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— À Paris, en Suisse ou dans les Îles Crocodiles ?
Mais comment ce gamin à peine sorti de l'enfance, issu certainement d'un bidonville desplus pauvres, qui trempait dans toutes sortes de trafics, pouvait-il être au courant de tout ça ? Ils étaient les seuls à ne rien savoir dans cette histoire.
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— Donc, elle vous a proposé ses services pour vous ramener en France, la grosse Sylvana ? Son prix doit tourner autour de cent mille dollars. Ses honoraires de vingt mille sont- elles incluses ? Car elle est chère alors qu'elle n'est pas très efficace.
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— Comment sais-tu cela ?
Il sourit de ce même sourire triste et noir.
— Vous êtes tellement naïfs que vous me peinez. Je me demande même parfois si vous
n'êtes pas des malins sous vos airs innocents. J'avoue que j'ai du mal à vous jauger. Pas grave. Je veux bien vous aider à condition que je vienne avec vous. Pas d'entourloupe car je vous retrouverai. J'ai une sœur qui travaille pour des cousins en France, à Lyon. Vous connaissez ?
Les deux hommes approuvent d'un hochement de tête.
— Mes cousins ne sont pas des tendres et nous avons l'esprit de famille. La grosse Sylvana
a déjà pris quelques contacts pour son opération et j'en suis.
Inutile de démêler le pourquoi du comment dans cette histoire. Ils n'ont pas le choix et
doivent en passer par ces gens d'un autre monde s'ils veulent s'en sortir.
— Elle vous a promis de vous rendre la liberté ou simplement de vous ramener dans votre
pays ?
Bonne question ! Antoine et Pierre essaient de se remémorer la conversation. En effet, elle
peut se débrouiller pour les ramener en France menottes aux poings. Ce sera une chose à préciser. Comment ? Ils ne vont pas élaborer un contrat écrit. Bien obligés de se contenter des paroles et de leurs mémoires. Ils en sont à faire presque plus confiance au jeune Willie qu'au consul et aux avocats chargés de leur défense.
— Je connais son plan.
Pierre et Antoine se regardent, plus rien ne les étonne dans cette histoire dans laquelle ils plongent. Ils attendent la suite.
— Elle a l'intention d'attendre le procès pour connaître le verdict. Si les peines sont inférieures à cinq ans, elle attendra. Quelques réductions de peine et vous repartirez chez vous. Mais ce n'est pas son intérêt car elle n'encaissera que les vingt mille dollars. Son intérêt est que vous soyez condamnés à de lourdes peines pour qu'elle mette en place son plan à cent mille dollars. Elle plaidera très mal, ce qui ne lui sera pas difficile, soit dit en
passant . Elle planifie de vous faire quitter la Fortaleza en hélicoptère.
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— En hélicoptère ?
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— Oui ! En payant, cela se trouve facilement. Avec cent mille dollars, ici, vous tuez père et
mère, oncles, tantes et le reste de la famille, les voisins y compris. Alors un hélicoptère,
sans problème.
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— Où ira-t-on avec un tel engin ? Pas loin .
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— Vous n'allez pas traverser l'Atlantique avec un hélico. Il vous mènera jusqu'au port
principal de Sainte Poésie où vous embarquerez sur un des nombreux bateaux chargés de containers qui traversent l'océan. Vous débarquerez dans un port européen et à vous la liberté. Enfin, du moins l'Europe. Car la justice risque de vous y attendre.
Le plan est vraisemblablement déjà élaboré et bien avancé.
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— Mais le commandant et ses hommes ne sont pas au courant alors que vous le savez
déjà ?
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— On ne fréquente pas les mêmes personnes. On a du temps pour la mise au point. Il faut
attendre le procès, mais qui se tiendra dans l'année car le commandant est pressé. Encore plusieurs mois à attendre et vivre en prison, dans ces conditions. Les deux hommes
sont atterrés. Cela leur semble insurmontable.
— Ne vous inquiétez pas. Je la connais, la grosse. Elle va vous obtenir de meilleures
conditions dans une prison moins dure ou dans une résidence surveillée. Mais il ne faudra pas perdre contact. Je pourrais peut-être vous suivre. Je vais me débrouiller. Je crois que c'est possible.
L'avenir s’annonce sous des auspices vraiment très sombres. Pour tenir, ils doivent se fixer des objectifs précis, à court terme et atteignables. Le premier, sortir de l’enfer de la Fortaleza et attendre le procès avec une certaine sérénité, enfin autant que faire se peut.
On ne vient pas les chercher pour les interroger. Autres méthodes. Certains jours, Luis est aux abonnés absents et oublie de les nourrir, même pas d'eau. Willie les aide dans ce cas et leur trouve du riz, des haricots rouges, de l'eau. Comment fait-il ? se demandent Pierre et Antoine. Pour avoir survécu dans l'enfer d'où il vient, il est capable de se débrouiller. Il reçoit des colis extérieurs de sa famille, de ses amis ou complices. Il trafique également avec les autres prisonniers dont il les protège et qui les laissent tranquilles. Les deux français restent cependant méfiants et sont obligés de faire confiance au jeune adolescent, sachant qu'il doit se vendre au plus offrant. Pour l'instant, ils sont les plus intéressants, mais ils savent qu'il n'hésitera pas s'il trouve mieux.
Cette incertitude quotidienne, repas, boissons, ou rien, possibilité d'aller aux toilettes ou refus de Luis, cette faune inquiétante qui rôde autour d'eux, les minent. Ils sombrent peu à peu dans une dépression qui les mène vers la folie. Willie s'en rend compte et sait que c'est le but recherché . Plus de visites de la grosse Sylvana, de son assistant ni du consul. L'argent n'a pas dû arriver de France. Le jeune adolescent a tout intérêt à conserver les deux français opérationnels s'il veut partir avec eux.
Comment se débrouille-t-il ? Toujours est-il que Luis brusquement redevient le gardien attentionné qu'il était. Menaces ? Argent ? Les repas redeviennent réguliers, le droit d'utiliser la douche des gardiens leur est accordé, des vêtements propres leur sont régulièrement déposés. Ils trouvent un jour, dans le sac de nourriture, un téléphone. Ils le sortent sans aucune prudence sous les yeux envieux des autres prisonniers, bien qu'ils soient quelques uns à en posséder. Willie se dépêche de le cacher dans une poche de son vieux jean. Il leur explique qu'il l'a demandé à Luis et que le consul le leur a fait parvenir. Un numéro est inscrit sur un papier crasseux collé sur l'appareil.
— Apprenez-le par cœur et déchirez le papier. N'appelez pas . Attendez.
Attendre, mais attendre quoi ? Trois jours après, une sonnerie au rythme de salsa résonne dans la poche du vieux pantalon de l'adolescent. Il en sort le téléphone et le tend à Antoine.
— C'est pour vous, lance-t-il au français engourdi.
Il prend le téléphone et machinalement répond :
— Allo !
— Papa, c'est Clara.
—
—
Il a
—
—
—
Incapable de répondre, il ne peut que pleurer, se demandant presque si c'est un ultime
moyen de le torturer. Mais la voix aimable de sa fille insiste :
Papa, c'est moi, Clara, ta fille. Réponds-moi !
Où es-tu, ma chérie ?
soudain peur qu'ils n'aient réussi à la faire venir, pour faire pression sur eux.
À la maison, avec maman. Je ne te demande pas comment tu vas. Je t'entends et c'est
déjà miraculeux.
Qui t'a donné ce numéro ?
Je l'ai reçu par sms. J'ai vu que c'était un numéro de Sainte Poésie. Méfiante. Mais j'ai
appelé un peu par hasard, et par curiosité. Nous avons reçu d'une certaine avocate une
demande de virement pour assurer votre défense avec un numéro de téléphone français.
Je suis tombée sur une espèce de standardiste, qui m'a assuré être la secrétaire française
d'une avocate prénommée Sylvana, chargée par le consulat d'assurer votre défense. J'ai
cherché qui elle est vraiment. Anciennement au barreau de Versailles, mais rayée pour
des raisons pas très claires. Avec toujours un compte dans une banque française où nous
devons virer l'argent demandé. J'ai contacté les fils de Pierre qui ont reçu les mêmes
directives. C'est sérieux ? On va payer, il faut que vous sortiez de cet enfer. Nous
sommes prêtes à faire le voyage.
Non, surtout pas. Vous ne venez pas, ni maman, ni toi, ni les enfants de Pierre. Trop
dangereux. Tu n'imagines pas ! Je pense qu'il faudra payer, peut-être plus. Selon les
résultats. Je t'expliquerai. Mais il faut être prudent, ce sont des escrocs. À la limite, le
commandant qui sera le procureur instruisant l'affaire est le plus honnête. Je sais, c'est
paradoxal, mais on n'en est plus à une contradiction près. Si tu savais .
Papa, vous n'êtes pas coupables. Il faut vous défendre.
Clara, c'est compliqué à expliquer. La vie n'est pas que noire ou blanche, c'est plus
nuancé.
—
—
—
Un silence au bout du fil. A-t-il détruit l'image que Clara avait de son père, grand, beau, fort, honnête ?
-
— Bon d'accord. Je fais quoi ? Pour l'argent ? Tu as cette somme ? Car c'est beaucoup . Maman s'inquiète.
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— Ça va aller, ma chérie. Je vais parler à Maman. Ce n'est pas le top comme tu dis, ajoute- t-il pour détendre l'atmosphère, mais on tient le coup.
La voix inquiète d'Isabelle résonne au bout du fil. Il la connait depuis si longtemps, il la sent tendue, fatiguée.
— Comment allez-vous ? Vous mangez convenablement ?
Une réaction de femme, de mère presque, qui le ferait sourire dans d'autres circonstances. Elle ajoute, chuchotant presque.
— Antoine, les vacances ? La piscine? Le tennis ? C'est ça.
Il ne répond pas, il a peur que les conversations soient écoutées et enregistrées. Toute confiance a disparu.
— Isa, cela va s'arranger.
Cela fait très longtemps qu'il ne l'a pas appelée ainsi. Elle comprend ses angoisses.
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— Peut-on vous faire parvenir des colis ?
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— C'est un milieu difficile à imaginer. Je ne pense pas que ce soit possible. Mais on se
débrouille.
-
— Pour l'argent, je fais comment ? Clara a parlé aux fils de Pierre qui se demandent,
comme nous, comment faire, pour réunir cette somme.
-
— Tu as une procuration sur mon compte.
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— Mais on n'a pas cette somme à la banque.
-
— Je te parle de la procuration que je t'ai donnée il y a quelque temps en te disant de bien la
conserver en cas de besoin. Tu as ri en demandant si c'était pour mes obsèques. Tu l'as
toujours ?
— Bien sûr, je l'ai rangée dans le petit coffre où je mets les documents de la maison, le
livret de famille.
Il l'interrompt. Il a peur que le communication soit coupée.
— Récupère-la. Rends-toi à l'agence indiquée et retire l'argent demandé. Je me débrouillerai
ensuite avec Pierre.
Isabelle ne répond pas. Elle ne demande pas si il y a assez d'argent pour payer la somme
demandée par les avocats. Elle sait, elle a compris.
— Pour commencer, tu ne vires sur le compte qu'ils t'ont communiqué que la moitié.
— D'accord.
Réponse laconique. Le téléphone n'est pas le meilleur endroit pour les explications.
-
— Clara va téléphoner aux fils de Pierre. Tu n'as vraiment besoin de rien d'autre ?
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— Ne m'oubliez pas. Croise les doigts, ajoute-t-il en riant, et reste zen. Ça va aller. Tu as
toujours tes petits bouddhas un peu partout dans la maison et le jardin ? Dis- leur de ne
pas nous oublier. Je t'embrasse.
Isabelle raccroche sans ajouter un mot. Heureusement qu'elle est là !
Willie reprend le téléphone que certains prisonniers ne lâchent pas des yeux. Ils n'oserontpas s'attaquer à lui, ils connaissent sa rapidité de réaction et sa férocité cachée sous ses airs d'adolescent attardé. S'il a survécu, c'est bien grâce à ça, violence et apparence.
Les jours s'étirent, longs et toujours aussi incertains.Pierre et Antoine attendent, mais ne savent plus ce qu'ils attendent. Ils ont perdu toute notion du temps qui passe. Parfois, ils demandent la date du jour à Willie. Déjà deux mois qu'is sont dans cette nasse. Luis arrive sans prévenir et leur ordonne de le suivre. Willie se lève aussitôt et ricane quand le gardien lui clame :
— Pas toi.
Le jeune le regarde et lui murmure quelques mots inaudibles aux deux français. Luis baisse la tête et les conduit tous les trois hors du cachot. Ils suivent de longs couloirs qui le mènent dans une cour remplie de soleil dont la soudaine clarté, qu’ils ont oubliée, les éblouit. Ils ont un recul, presque l'envie de retourner se cacher dans leur geôle. Luis les pousse vers une voiture rouge dont la couleur dénote dans cette atmosphère lugubre. Willie est fasciné par le véhicule qu'il admire.
— Elle est belle, j'espère avoir la même un jour.
Pierre et Antoine le regardent en se demandant si finalement il n'a pas la recette du bonheur. Le moment présent, sourire de plaisir, sans regretter le passé et sans se soucier de l'avenir. La porte s'ouvre et Luis les pousse à l'intérieur du véhicule où ils retrouvent au volant un des assesseurs du commandant précédemment connu lors de leur interrogatoire, tandis que Willie exprime sa joie face aux sièges de cuir et au tableau de bord électronique. Il demande s'il peut toucher en avançant la main. Un coup de matraque l'arrête vite. On ne perd pas si vite les bonnes habitudes !
Ils sont tassés tous les trois à l'arrière du véhicule, avec un chauffeur totalement mutique et à la conduite brutale, évitant piétons et deux roues à grands coups d'avertisseur qui font se ranger les autres usagers. Inutile de demander où il les mène, même Willie ne s'y risque pas. Il leur indique en passant la mer bleu turquoise, la cathédrale, il se signe en passant devant, ça ne peut pas faire de mal ! Presque une balade touristique. Ils quittent la vieille ville et se dirigent vers les quartiers périphériques, plus récents, avant de s'arrêter face à une maison blanche, moderne, entourée d'un petit jardin, clos par une palissade surmonté de « dents de requin », un système courant pour protéger les domiciles des cambriolages sur lesquels un certain nombre d'apprentis cambrioleurs se sont empalés. Les risques du métier. Le grand portail métallique s'ouvre, une commande électronique certainement qui ravit Willie. Ce n'est que lorsque le portail est refermé que le chauffeur débloque les portières en leur ordonnant de descendre.
La porte de la maison s'ouvre sur le deuxième comparse dont ils avaient fait connaissance précédemment. Willie le salue en le prenant dans ses bras affectueusement. Il explique aux français que c'est un ancien voisin. Pierre et Antoine ont l'impression de nager en plein délire. Ils attendent dans la vaste entrée. Carrelage blanc, murs vert olive, quelques cadres, des meubles sombres. Leurs anges gardiens leur font signe de la tête de les suivre et les mènent par un couloir jaune criard vers
l'arrière de la maison. Ils aperçoivent une cuisine où une femme s'affaire sans lever la tête à leur passage. Ils ouvrent deux portes et leur indiquent ce qui semble être leurs chambres. Blanches, grand lit massif, couvre-lit rouge, un fauteuil, une table de chevet, une ampoule pendant du plafond. La décoration est sommaire, mais cela leur semble luxueux après des semaines de cachot. Une fenêtre donne sur le jardin qu'ils ouvrent avec un grand sourire. Une salle de bain fait face aux chambres. Willie est traîné vers une petite pièce qui doit être à l'origine réservée aux domestiques. Un vrai luxe pour lui qui s'extasie devant un lit avec un matelas, une chaise de plastique blanc, une minuscule douche, un lavabo et des toilettes. Une fenêtre éclaire la petite pièce et une ampoule recouverte d'insectes donne une faible lueur jaunâtre. Il exulte face à cette chambre comme il n'en a jamais eue.
— Je remercie Dieu d'avoir croisé votre route. C'est mon destin et je sens que je vais réussir. Je pourrai enfin aider ma mère.
Il se signe plusieurs fois en riant. Il est sincèrement heureux !
Antoine et Pierre ne partagent pas vraiment sa joie, mais semblent soulagés de ce changement de conditions de vie, tout en se demandant ce qu'il cache. Rien n'est gratuit, la suite les inquiète. Cependant, ils décident de copier l'attitude du jeune homme. Ils ont quitté un enfer et essaient d'apprécier cette pause, même si elle n'est que provisoire et pose plus de questions qu'elle n'en résout.
Ils prennent une douche pour se rafraîchir de cette chaleur tropicale humide qui leur colle à la peau. Ils ont l'agréable surprise de trouver des vêtements propres sur le fauteuil de leur chambre, chemise blanche à manches courtes, pantalon de toile, sous-vêtements, chaussures de toile. Dans la salle de bain, serviettes de toilette propres, savon, shampoing, matériel de rasage, eau de toilette. Ils y restent longtemps, appréciant l'eau tiède qui coule sur leur corps, essayant de ne penser à rien d'autre qu'à ce plaisir fugitif. De retour dans leurs chambres, ils choisissent de rester seuls un moment : cela fait si longtemps qu'ils vivent dans la promiscuité qu'ils apprécient cette solitude, simplement perturbée par les bruits de la rue, du voisinage, des oiseaux, les signes d'une vie normale qu'ils ont oubliée.
Quelle n'est pas leur surprise de voir débarquer Willie méconnaissable, vêtu de propre, shampouiné, lavé à tel point qu'il paraît beaucoup plus clair de peau et surtout qui ressemble maintenant à un vrai adolescent, vêtu d'un pantalon blanc, d'un tee-shirt bleu clair, de tennis blancs et d'une casquette rouge. Il se présente à eux avec un énorme sourire et joue le mannequin en se tournant et retournant d'un geste gracieux et presque élégant.
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— J'ai discuté avec la cuisinière. Venez, elle va nous servir un vrai café et quelques gâteaux. Laissez tomber vos questions! Chaque chose en son temps. On profite de ce que la vie nous offre, ce n'est pas si fréquent.
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— Tu sais pourquoi nous sommes là ?
Il sourit un peu mystérieusement.
— Je suis aux renseignements. Je vous tiens au courant. Avec mon ancien voisin, etquelques cousins aussi.
Il part en courant dans le couloir, vers la cuisine, galopant tel un gosse heureux, ce qu’il est.Ni les noirceurs, ni les crimes, ni toute sa vie passée, ne lui importent. Pas de remords ni de conscience. Seul compte l'instant !
La cuisinière au cou de laquelle Willie saute en l'embrassant (une tante ? Une cousine?une copine ? Va savoir!) leur a préparé, sur la table de la cuisine, du café, un grand pot de sucre en poudre et des gâteaux secs. En d'autres temps, les deux français auraient à peine touché à ce goûter qui ne correspond pas à leurs saveurs européennes. Mais ce jour-là, il leur semble un vrai festin de roi. Devant l'air surpris de Willie quand ils refusent les généreuses cuillerées de sucre en poudre dont il veut arroser leur café, ils finissent par accepter, eux qui ne buvaient que des expressos . Ils apprécient ce café rustique plus proches d'un sirop que d'un pur arabica. Ils savourent cette liberté de mouvement et ce retour à une vie presque normale après la prison.
Ils s'installent tous les trois dans les mecedoras (terme local désignant les rocking-chairs) de la varangue comme dans toutes les maisons poésiennes, se balançant doucement dans la fraîcheur
relative du soir et appréciant cette pause dans le temps. Willie leur raconte que c'est la première fois qu'il peut s'y bercer. Il en a souvent vu dans les belles maisons, mais n'a jamais pu s'y poser.
— Un rêve, ajoute-t-il.
Un terme qui laisse les deux français pantois. Finalement, on peut trouver du rêve partout,
c'est juste une question de mesure ! Le temps semble s'être arrêté, au moins provisoirement.
Combien de temps restent-ils là ? C'est la nuit qui les ramène à la réalité et la cuisinière qui vient
leur annoncer le repas du soir. Soupe parfumée à la coriandre, purée de patates douces et de bananes
plantains, petits morceaux de poulet dans une sauce piquante, ananas. Willie précise en souriant que
le fruit est prévu pour eux car dans la cuisine traditionnelle poésienne, il n'y a pas de fruits en
dessert. Pierre et Antoine saluent et remercient la femme. Ils demandent au jeune homme s'ils
peuvent lui donner un petit pourboire. Hésitant, l'adolescent entame une discussion avec elle, assez
longue. Elle semble d'abord refuser, puis hésiter avant de baisser la tête en acceptation. Il s'ensuit
une explication un peu confuse de Willie qui précise qu'elle a des enfants et une grand-mère
malade. On retrouve toujours les mêmes raisons. Impossible d'en extirper la vérité. Peut-être même
va-t-elle partager avec le jeune homme qui précise qu'en dollars, c'est préférable. Décidément, le
même système à tous les niveaux. Les voyant prêts à sortir un billet de dix dollars, Willie les arrête :
— C'est trop, deux ou trois dollars, cela suffit. On verra plus tard !
Cette journée surprenante a fatigué les deux hommes qui, sitôt le repas terminé, regagnent leur chambre. Ils s'étreignent longuement avant de se séparer, la gorge serrée. Quel avenir les attend ? Rien n'est gratuit .
11
La nuit est calme, pas de bruits furtifs des autres prisonniers, de portes qui claquent, de cris plaintifs. Une nuit tropicale, percée de grincements d'insectes, de quelques bruits lointains de musique. Dans des draps propres, dans un vrai lit, sous une moustiquaire qui arrête les moustiques dont on entend juste les vibrations. Où vont-ils se réveiller ? Que leur mijote-t-on ?
Leur journée commence par un petit déjeuner local que la cuisinière, qui leur dit s'appeler Milena, a amélioré pour les Européens, de café, de pain, de beurre et de confiture tellement sucrée qu'il est inutile d'en chercher le fruit d'origine. Elle le complète d'un jus de fruits. Les quelques dollars distribués la veille sont efficaces. Willie se jette sur les saucisses nageant dans la graisse, les bananes plantains qu'il agrémente de spaghettis. Il ne doit pas souvent déjeuner ainsi. Pierre et Antoine attendent qu'il ait tout englouti avant de l'interroger.
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— Sais-tu quelque chose ?
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— Doucement, répond-il avec son accent prononcé. J'attends des précisions ce matin. Dès
que j'ai les renseignements, je vous préviens, promis. Profitez tranquillement de votre
temps. J'ai réussi à vous trouver des journaux et des livres en français.
Mais comment fait ce gosse ? Enfermé comme eux, il se procure des objets introuvables,sans parler des secrets qui pour lui n'en sont pas. Ils n'ont plus qu' à prendre leur attente en patience. La journée se déroule tranquillement, sinon leur inquiétude. Willie se délecte des télénovelas et des policiers américains diffusés en permanence par la télévision. Délia a un appareil dans la cuisine et ils vivent tous les deux les mésaventures des superbes héroïnes dans leurs magnifiques maisons et les courses poursuites des policiers du FBI. Une scène presque surnaturelle pour les deux français enfermés dans cette île dite paradisiaque au bout du monde dans l'attente d'ils ne savent quoi.
La journée s'écoule sans événement notable. Le repas du soir se conclut par la distribution de quelques pièces à Délia, ce qui semble être devenu un rituel. Il est vrai qu'elle est beaucoup plus souriante et que la qualité des repas s'améliore nettement. Fruits frais, légumes, poissons, viandes. Le téléphone que Winnie garde toujours précieusement alors qu'ils profitent de la fraîcheur nocturne sur la véranda sonne. Il décroche et aussitôt tend le téléphone à Antoine. C'est Clara.
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— Le virement est fait.
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— Ne donne pas de précision, ni somme, ni nom. La moitié ?
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— Comme tu nous l'as demandé. Maman est allée retirer la somme et a suivi les
instructions. Vous allez bien ?
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— Nettement mieux. Nous sommes prisonniers dans une maison plutôt confortable, bien
nourris. Mais dans l'incertitude. Nous ne savons pas ce qu'il va se passer.
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— Ici, les journaux commencent à en parler. Nous avons été contactés par de nombreux
journalistes.
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— Motus et bouche cousue.
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— Évidemment. Il y a le cercle des anciens officiers de la Marine qui a demandé à nous
voir. Que fait-on ?
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— Vous leur dites que vous ne savez pas grand-chose et que l'ambassade s'occupe de
l'affaire.
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— Paul, le fils de Pierre, est avec moi et voudrait parler à son père.
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— Je le lui passe. Prenez soin de vous. Je vous embrasse.
Il n'a pas demandé à parler à Isabelle qui ne semble pas avoir envie d'entamer une discussionavec lui. Le temps des explications viendra assez tôt, s'il vient. Il donne le téléphone à Pierre en lui disant simplement , Paul . Son ami attrape l’appareil, les larmes aux yeux. Il ne pensait pas que son fils s'inquiéterait de son sort. Ils discutent quelque temps, de façon neutre, presque de la pluie et du beau temps. Paul est inquiet, mais semble faire face. Clara est une aide efficace et active. Ils ressortent de cette communication plus optimistes.
Willie disparaît après qu'ils ont entendu le portail s'ouvrir. Il reste absent une bonne trentaine de minutes. Pierre et Antoine attendent, en dépit de leur envie de regagner leur chambre. Ils pensent
que cette visite nocturne pourrait bien les concerner. Willie revient avec un visage sombre. Fini le sourire du gosse heureux de vivre. Il s'installe sur une des chaises.
— J'ai eu des nouvelles. À la fois soulageantes et inquiétantes.
Ils sont toujours étonnés du vocabulaire précis et parfois recherché de ce gosse de la rue qui leur est devenu indispensable. Leur seul lien avec le monde extérieur.
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— Vous êtes là sur ordre du commandant. Il veut vous remettre en forme avant le procès, bien nourris, lavés, presque souriants. Car le procès est pour bientôt, dans une dizaine de jours.
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— Et nos avocats ?
-
— Pfff ! Ils ne servent à rien. Sont-ils même au courant de la date du procès ? Il semble
qu'ils n'ont reçu que la moitié de la somme demandée pour leurs honoraires.
-
— En effet, c'est ce que nous avons demandé à nos familles. Ils ne se sont même pas
déplacés pour nous visiter.
-
— Je ne sais même pas s'ils sont au courant de votre changement de résidence. Peut-être
sont-ils retournés à la Fortaleza ? Je vous le répète, ce sont des incapables. Seul l'argent les intéresse. Vous avez bien fait de ne leur donner que la moitié. Ils vont se remuer pour vous trouver et demander le solde.
-
— Ont-ils développé un plan argumentaire pour notre défense ? Willie éclate de rire.
-
— Un plan ? Une défense ? Mais ils n'ont rien du tout, ils attendent. Ils ne sont pas de taille
face au commandant qui va instruire le procès.
-
— Le verra-t-on avant ?
Le jeune homme lève les bras en signe d'ignorance.
-
— Tenez-vous à votre version. Il n'y a pas d'autre issue. Il va demander le maximum pour
l'exemple.
-
— C'est à dire ?
-
— Minimum vingt ans.
Cette perspective laisse les deux français assommés. Ils savent que Willie est au courant debien des choses et qu'il ne va pas leur balancer une information sans une quasi certitude. Vingt ans dans cet enfer. Ils retourneront en prison, l'épisode dans la maison n'est que provisoire. Il n'y a pas d'accord d'extradition entre la France et Sainte Poésie . Le commandant mène un combat dont ils sont les victimes non pas innocentes, mais les victimes tout de même. Contre le narcotrafic, la corruption, le clientélisme, le système en place. Il ne va pas les rater. Il ne leur reste plus qu'à s'accrocher à cette idée folle d'évasion, à laquelle ils ne croient que très partiellement.
La nuit est agitée pour les deux hommes. Le lendemain après-midi voit débarquer la grosse Sylvana, son étrange assistant et le soit-disant consul. Ils les saluent presque chaleureusement. L'argent est arrivé, au moins en partie. Ils viennent se renseigner sur la deuxième partie du versement. La cuisinière leur sert un café. Les trois visiteurs demandent à leur parler en privé.
— Nous sommes entre nous, rétorque Pierre.
Sylvana, boudinée dans un robe moulante rouge et noire qui laisse déborder ses formes voluptueuses et toujours juchée sur ses interminables talons dont on a l'impression qu'ils vont céder sous le poids supporté, leur indique de sa main couverte de bijoux, le jeune homme.
— Ah, non, lui, il reste !
L'étrange assistant hoche la tête pour prouver sa méfiance, tandis que le consul souffle bruyamment.
— C'est comme ça, surenchérit Antoine. À prendre ou à laisser. Vu votre efficacité et votre diligence, la porte vous est grande ouverte.
Willie sourit aux anges, tandis que les deux français se lèvent et se dirigent vers la porte du salon où ils ont été introduits par Déliaa.
Résignés, les trois visiteurs s'enfoncent dans leurs sièges. Le consul prend la parole :
— Votre procès est pour bientôt. Vous êtes ici pour vous remplumer et vous remettre en
forme.
-
— Nous le savons.
-
— Ah !
-
— Nous avons aussi nos sources d'informations. Heureusement, car vous étiez aux abonnés
absents ces derniers temps.
-
— Nous sommes très occupés, répond d'une voix triste et terne l'étrange assistant, en
secouant sa crinière.
-
— Non, vous attendiez surtout le virement.
-
— Justement, glapit Sylvana de sa voix étrangement douce, il semble que seule la moitié de
nos honoraires ait été versée.
-
— Vos honoraires ? Par rapport à quel travail ?
-
— Nous avons fait de nombreuses recherches et remué pas mal de réseaux.
-
— Pour quels résultats ? Vous nous laisserez vos dossiers, je suppose.
-
— C'est à dire que tout n'est pas publiable.
-
— Qu'avez-vous fait, à part vérifier l'arrivée de l'argent sur votre compte en France, où, je
vous signale, chère Madame, vous ne pouvez plus exercer. Le barreau de Versailles vous
a rayée de ses cadres !
Sylvana eut une mimique de poisson qui manque d'eau, avant de se reprendre.
-
— Ce fut une erreur qui va se réparer d'ici peu. Cela n'entrave en rien ma position d'avocate à Sainte Poésie.
-
— Connaissez-vous seulement la date du procès ?
Silence, que Willie interrompt :
— Dans quinze jours.
Le consul et les deux juristes restent cois, mis à mal par un petit voyou qui en sait plusqu'eux.
-
— Quelle est votre stratégie ?
-
— Nous voulions justement en discuter aujourd'hui.
-
— Parce que vous n'avez rien préparé ? Vous nous avez laissés croupir dans le cachot de la
Fortaleza, sans nourriture...
-
— Un peu tout de même !
-
— Vous vous foutez de nous ? Je ne sais même pas si nous serions encore en vie si nous
n'avions pas été aidés par ailleurs.
Sylvana n'aime pas cette situation qui lui échappe, car elle a peur que l'argent prévu et dontelle a fort besoin ne s'évapore également. Elle reprend, avec assurance.
-
— Je connais les lois de ce pays. Vous êtes accusés de narcotrafic, de corruption des agents
de la police et de la douane, de traite de mineures et....
-
— Arrêtez, n'en jetez plus !
-
— De voyages illégaux. Voilà les chefs d'accusation, avec des preuves et des témoins.
-
— Lesquels ?
-
— Pour les preuves, il y a vos carnets de bords qui retracent tous vos trajets, avec vos
voyageurs.
-
— Et tous les documents légaux, visas, passeports.
-
— Certains touristes étaient recherchés par la police.
-
— Mais la police a vérifié et signé tous leurs documents.
-
— Parce que vous avez payé les policiers.
-
— Jamais !
-
— Eux assurent que oui, quelques repas, quelques pots chez Anita, tout comme les
douaniers.
-
— Mais c'était aux douaniers de fouiller les bagages, pas à nous. Vous connaissez les
règlements des skippers.
-
— Les douaniers assurent que vous les avez dissuadés de fouiller les étranges sacs de vos passagers en leur donnant quelques billets.
-
— Mais jamais !
Elle hausse les épaules et poursuit.
— Et les gamines ?
Pierre et Antoine baissent la tête, n'osant avouer que ces gamines se sont parfois glisséesdans leur lit. Mais ils doivent le savoir.
-
— Enfin, le pire n'est pas ça. Vous êtes deux officiers à la retraite avec d'excellents états de
service. Vous avez accompli de nombreuses missions et n'êtes pas tombés de la dernière pluie. Vous ne ferez pas croire que vous ignoriez ce que vous transportiez. D'autant que ces transports étaient très généreusement payés. Piscine, tennis, vacances luxueuses, paiement de vos pensions alimentaires... Je continue ? Les autorités financières françaises se sont montrées très coopératives, d'autant que ces sommes échappaient au fisc ! Vous ne ferez jamais avaler votre soit-disant naïveté aux juges. Ce ne sont pas des imbéciles. Vous avez fermé les yeux parce que cela vous arrangeait. Le commandant veut frapper un grand coup, tant contre le narcotrafic que contre les étrangers qui prennent son pays pour un vaste parc de jeu. Il ne vous fera aucun cadeau.
-
— Quelle est votre ligne de défense, si vous en avez construit une ?
-
— Je vais insister sur l'abus de confiance de la part de International Sea Transport, votre
crédulité, votre application du règlement qui ne vous permet pas de fouiller les bagages de vos voyageurs. Mais je ne sais pas si je serai écoutée. La condamnation d'étrangers au dessus de tout soupçon sera une victoire pour le commandant. Une partie du peuple lui donnera raison.
-
— Et donc ?
-
— Vingt ans, je pense.
-
— Pas d'extradition possible ?
-
— Pas avant une dizaine d'années. Les autorités poésiennes n'ont aucune confiance dans le
système de bracelets électroniques français. Libération peut-être au bout de dix ans ! Et
il va être demandé le remboursement des sommes acquises grâce à ce trafic.
Pierre et Antoine ferment les yeux et semblent se tasser dans leurs fauteuils. Willie brise lesilence.
— Il y a un autre moyen.La grosse avocate, le consul et l'assistant le regardent d'un air méprisant. — Lequel ?
Le jeune homme les regarde d'un air narquois.
-
— Vous ne les informez pas de votre plan B ?
-
— Je ne vois pas de quoi vous parlez !
-
— Arrêtez de vous moquer du monde. Vous ne pouvez pas avoir déjà oublié les cent mille
dollars. Et l'hélicoptère !
Ils le regardent en semblant ne pas comprendre.
— Je les ai déjà mis au courant.
Silence.
— Vous n'avez encore rien préparé ? Du travail d'amateur !
Antoine et Pierre interviennent.
— Une question : vous nous m'avez bien parlé d'honoraires de cent mille dollars si nousretournions en Europe ? Mais un détail que vous avez omis de préciser : libres ou
menottes aux poignets ?
Sylvana se tortille sur son siège, autant que sa corpulence le lui permet et ses deuxcompagnons semblent très intéressés par le carrelage, semblant traquer la moindre poussière.
— Votre cas est très compliqué et, pour le commandant, un exemple qu'il veut donner à la
justice locale, internationale et aux corrompus. Personne n'est intouchable.
-
— Cela ne répond pas à notre question. Libres ou prison française ?
-
— On ne peut jamais prévoir les décisions de justice, tellement de paramètres entrent en
jeu.
-
— Nous savons que vous êtes un avocat minable, mais vous devez tout de même avoir une
idée, même pas lumineuse ! Vous avez déjà été dans un prétoire, j'imagine, du moins
j'espère ?
Raclements de gorge, regards échangés en biais. Aucun n'ose prendre la parole. C'est leconsul qui finit par se jeter à l'eau, avec un ton très diplomatique.
-
— Cela risque d'être long.
-
— Le procès ou la peine ?
-
— Les deux, mais surtout les peines. La justice poésienne s'est déjà faite avoir avec des
libérations qui devaient se poursuivre en France et qui se sont soldées par des libérations pures et simples et des accueils en fanfare. Très vexant et humiliant. Le commandant ne transigera pas. Il se sait dans son droit. N'oubliez pas qu'il a fait une partie de ses études de droit à Paris, que sa femme est française et que ses enfants vivent en France. Il connaît le pays et ses engrenages. Il s'y rend assez souvent. Il pourrait y vivre très confortablement, mais il se sent investi d'une mission de nettoyage des corrompus locaux, qui sont souvent des amis d'enfance et d'études. Il a été influencé par un grand- père républicain espagnol installé à Sainte Poésie après la guerre civile. Phénomène rarissime ici, il n'a pas été baptisé et son aïeul a eu un enterrement civil. Sa grand-mère est très âgée et toujours vivante. Elle partage les idées de son époux et raconte encore à son petit-fils les exactions des franquistes et les massacres qu'ont subis les républicains. Je dirais qu'il a été nourri dès son plus jeune âge à ces idées de justice, d'égalité, de partage, bref d'un communisme maintenant dépassé. Ses parents sont juristes et ont acquis un statut respecté et confortable. Ils sont beaucoup moins imprégnés par ces idées révolutionnaires. Les grands-parents envoyaient leur petit-fils en vacances à Cuba. Imaginez les idées qu'il y a acquises. Quant à sa femme, française, membre des Jeunesses Communistes, de toutes les grèves et manifestations, pour les immigrés, contre les multinationales etc . Ils se sont bien trouvés. N'en attendez rien, qu'une condamnation du système en plus de votre propre condamnation. Personnellement, je vous donnerai vingt ans, au minimum. Le gouvernement français n'interviendra pas, sinon avec l'aide apportée par Sylvana et votre serviteur, conclut-il en s'inclinant.
Les deux français se demandent s'il se moque d'eux. Mais même pas. Pour une fois, il est sincère. Ils sont bien mal partis. Willie les interrompt dans leurs sinistres pensées.
— Il reste l'hélicoptère.
12
Un lourd silence s'abat sur la petite assemblée. Les trois invités regardent peureusement les autres pièces, où, pensent-ils, on doit les écouter. Pierre et Antoine attendent : Willie est leur seule possibilité, ils en sont convaincus. Le jeune homme, confortablement installé dans un fauteuil comme il n'a jamais dû en connaître, attend, sûr de lui.
-
— Ben quoi ? C'est bien ce que vous aviez décidé ? s'adresse-t-il à Sylvana et ses acolytes.
-
— On en a vaguement parlé, en supposant le pire, mais pas plus.
-
— Stop ! Vous avez pris déjà certains contacts et ne me demandez pas comment je le sais.
Voulez-vous que je continue mon histoire, hélicoptère, bateau porte-containers, traversée
de l'Atlantique, débarquement dans un port européen et remise à la justice française. Leur silence est éloquent.
— Vous vivez ici depuis longtemps, mais vous êtes loin de connaître vraiment le
fonctionnement de Sainte Poésie. Vous avez déjà pris contact pour l'hélicoptère, vous en négociez le prix. Le pilote que vous avez choisi n'est pas fiable, ni pour son pilotage, ni pour son silence. Moi, j'en connais un beaucoup plus sûr. Il sait vraiment piloter, pourra atterrir dans la Fortaleza ou ailleurs, et se poser sur le pont d'un porte-container, doté d'un capitaine débrouillard sachant naviguer et sortir du port sans problème. La seule chose que nous ne pouvons pas maîtriser, c'est la police française. Moi, je pourrai toujours me faufiler pour m'échapper, j'ai de la famille en France.
Les yeux écarquillés, les trois autres le regardent, aussi estomaqués par son plan que par le fait qu'il fasse partie du voyage.
-
— Tu pars avec eux ?
-
— Je suis le plus à même de les aider. De plus, c'est une condition indiscutable. Ils sont au
courant.
Il soupire et paraît se plonger dans une sieste des plus agréables, engoncé dans sonmerveilleux fauteuil. Pierre et Antoine s'impatientent alors que les trois autres se regardent.
-
— Si Willie est au courant et paraît plus à même de mener les opérations à terme, nous nous
passerons de vos services.
-
— Je ne comprends pas comment il peut connaître des faits que nous avons à peine
évoqués.
-
— Et les cent mille dollars, une simple évocation de votre part ?
-
— Pour vous éviter un trop grand découragement.
Pierre éclate d'un rire sardonique.
— Vous vous foutez pas mal de notre espoir ou désespoir ! La seule chose qui vousintéresse, c'est ce que nous pouvons vous rapporter. Inutile de prendre cet air outré. Les trois français poussent presque des cris d'orfraie effarouchée qu'Antoine interrompt
brutalement :
-
— Nous sommes certes des crédules, mais il y a une limite à notre naïveté : votre rapacité
est tellement évidente que même nous, pauvres naïfs, nous en sommes rendus compte.
Alors ?
-
— Nous avons songé en effet à votre évasion pour vous soulager de prisons très violentes.
-
— Quel plan avez-vous élaboré ? Si vous avez planifié quelque chose, car vous n'êtes pas
des organisateurs très calés.
-
— Nous avions parlé entre nous de plusieurs possibilités, car en dépit de ce que vous
pensez, nous connaissons la région. Nous avions évoqué la possibilité d'une évasion en
hélicoptère, ou en bateau. En avion, cela nous semblait plus difficile.
-
— Vous avez pris des contacts ?
-
— Pas très précis et sans détailler nos desseins.
-
— Comment expliquez-vous que ce jeune homme, Pierre désigne Willie, soit au courant et
qu'il ait un plan infiniment plus élaboré et précis ?
— Nous ne comprenons pas, avoue le consul.
— Il y a un problème : ou l'un de vous a parlé ou vous êtes espionnés.
Ils se regardent, cherchant le coupable parmi le trio.
-
— Ce qui signifie, renchérit Antoine, que nous ne pouvons pas vous faire confiance. Vous
n'êtes ni fiables, ni compétents. Nous allons devoir nous débrouiller sans vous.
-
— Et...
Sylvana essaie de prendre la parole, coupée par un Willie soudain bien réveillé et qui n'a
pas perdu un détail de leur conversation. Il poursuit.
-
— Vous aurez peut-être vos vingt mille dollars. Soyez bien contents d'avoir déjà empoché
la moitié pour ce que vous n'avez pas fait. La justice impose un pseudo avocat lors du procès dont vous connaissez déjà le réquisitoire et l'issue bien mieux que votre plaidoirie que vous n'avez sans doute pas ébauchée. Mettez une croix sur les cent mille rêvés. Moi, je m'occupe du reste, et pour beaucoup moins cher. Je voyage avec eux et ne leur demanderai que quelques milliers d'euros pour bien redémarrer ma vie en Europe, et pour ma sœur et mes petits neveux. Vous savez, les Poésiens, nous avons le sens de la famille. Mais attention !
Les traits du jeune adolescent se transforment alors en un masque menaçant du sicario qu'il est :
— Si le moindre détail de cette opération sort de cette pièce, je préfère vous laisser imaginer ce qui vous attend. Pas sûr que vous ayez assez d'imagination.
Un sourire carnassier traverse son visage, aussi effrayant que certains masques de démons du carnaval.
Un grand silence s'établit, troublé par le bruit des pales du ventilateur de plafond qui tente de les rafraîchir et de chasser les insectes. Willie poursuit :
— Je ne pense pas vous avoir présenté mon voisin ?
Il indique de la main le garde dont il n'ont pas remarqué la présence à la porte.
— Antoine et Pierre le connaissent. Ils n'en ont pas un excellent souvenir. C'est un brave
garçon, mais il est plus enclin à obéir qu'à prendre des initiatives personnelles. Il voue une grande admiration au commandant, mais surtout il adore ma mère qui l'a élevé et pour qui il est prêt à tout, n'est-ce pas Victor ?
Peut-être sans avoir compris les paroles de Willie, le garde se fend d'un sourire béat et se permet d'entrer dans le salon pour serrer l'adolescent dans ses gros bras et l'embrasser sur le front, accompagnant son geste d'amour inconditionnel d'un signe de croix confirmant sa bénédiction. Les français restent silencieux, Pierre et Antoine presque rassurés, les trois autres plutôt effrayés.
-
— Vraiment, nous avons fait le maximum pour vous, tente le consul. Vous n'imaginez pas les difficultés que nous avons dû affronter pour vous aider.
-
— Nous aider ?
-
— J'ai personnellement prévenu vos familles.
-
— Et envoyer le numéro de compte.
-
— Vous vous croyez en France. Ici, le fonctionnement administratif est différent.
-
— Je ne vous parle pas de la justice, surenchérit la grosse avocate.
-
— Nous verrons au procès. Le commandant est à la tête d'une croisade pleine d'embûches.
C'est lui qui argumentera contre nous, nous le savons et, je vous le dis franchement, nous le craignons. Nous n'attendons rien de vos plaidoiries et serons probablement condamnés à de lourdes peines. Nous choisirons certainement la solution de Willie si elle est plausible car nous ne voulons pas mourir ici en prison .
Antoine baisse la tête et laisse Pierre s'exprimer pour eux deux.
— Nous l'avons cherché.
Un silence accueille cet aveu que tous savent ne pas pouvoir réutiliser et qui ne se reproduirapas. Sylvana s'extirpe avec difficulté de son siège et ordonne à son assistant de rassembler les documents épars sur la table.
— J'appuierai mon argument sur votre crédulité. Je me permettrai peut-être même de parler de bêtise et de manque de réflexion. J'insisterai sur le fait que vous ne pouvez pas, suivant le droit maritime, fouiller les bagages de vos passagers, aussi surprenants et nombreux soient-ils. Vous avez fait confiance aux policiers et aux douaniers poésiens. Enfin, les photos vous montrant faire la fête en leur compagnie et vos réceptions en compagnie du chef des douanes, du gouverneur et des responsables de police ne vont pas m'aider. Pour les jeunes filles, je ne pense pas que le commandant insistera car c'est monnaie courante. Mais savez-vous que Yalisa a à peine seize ans, en dépit de ses deux enfants. Enfin, vous allez découvrir les coutumes locales. Dès que j'ai la date exacte du procès, je vous la communique. Je pense que vous resterez là en attendant.
Willie paraît mutique dans son coin mais reste attentif :
— Ils restent là jusqu'au procès qui a lieu dans trois semaines. Victor et Délia, la cuisinière, vont bien s'occuper de nous. Ils doivent être en forme pour le tribunal. Après le jugement, ils seront ensuite ramenés à la Fortaleza, mais dans une cellule particulière qu'ils partageront, non plus dans la geôle commune. Ensuite, ça, c'est mon boulot ! Si j'ai besoin de vous, je saurai où vous trouver, ne vous inquiétez pas, maintenant ou plus tard, ajoute-t-il en souriant presque innocemment.
Les semaines se suivent, presque tranquilles pour les deux français. Ils ne peuvent sortir, sinon prendre l'air dans le jardin, toujours surveillés par Victor, beaucoup plus souriant mais toujours aussi impressionnant. Ils se demandent qui, de la mère de Willie ou du commandant, a le plus d'influence. Ils préfèrent ne pas en faire le test. Willie peut sortir. Il vaque à leurs affaires, comme il leur explique, leur rapporte des journaux français qu'il réussit à dégoter Dieu sait où, et a même trouvé une boulangerie fabriquant des baguettes et quelques gâteaux qu'ils apprécient. Willie précise en riant que c'est la boutique où le commandant et sa femme se fournissent. Les deux français n'osent lui demander s'il les rencontre. Leur quotidien est adouci par plusieurs appels téléphoniques de Clara qui se démène comme elle peut, mais semble ne pas avoir beaucoup d'illusions sur l'issue du procès. Isabelle lui parle, rarement. Antoine la comprend. Une vie bouleversée par sa faute, pas uniquement pour procurer à leurs familles plus de bien-être, mais aussi par envie de retrouver liberté et aventures de toutes sortes. Clara a déniché un avocat qui se charge de les représenter en France car ils savent que la justice de leur pays va leur demander des comptes, s'ils rentrent.
La veille du procès, Délia dépose dans leur chambres deux chemises blanches impeccablement lavées et repassées, des pantalons bleu marine, des chaussures de cuir noir, des cravates noires, en fait presque des uniformes d'officiers, à qui il ne manque que les galons et leurs multiples médailles. Ils comprennent que c'est le jour ! Willie les avertit qu'il restera à la maison, mais qu'il sera tenu au courant en temps réel du déroulement du procès. Ils ne lui demandent pas comment. Il leur fait la liste des témoins à charge, et ils sont nombreux, policiers, douaniers, jeunes compagnes, gardiens du port, commerçants. Des personnes à qui ils n'ont rien fait, parfois qu'ils ne connaissent pas. Willie leur conseille de s'en tenir à la version prévue : ils ont obéi aux consignes de leur employeur et à la législation du droit marin. Sylvana se fend d'une visite, seule pour une fois. En fait, elle vient leur demander la date du virement de la dernière partie de ses honoraires. Willie répond brutalement :
-
— Après le procès, suivant votre prestation. Allez, on va dire que si vous obtenez moins de vingt ans, Pierre et Antoine en feront la demande à leur famille. Cela ne vous paraît pas correct ?
-
— Mais ce n'était pas prévu dans le contrat !
-
— Quel contrat ?
Le regard sombre qui la scrute ne lui donne pas envie de répliquer.
— Victor va vous raccompagner.
La dernière soirée est lourde. Pourtant, Delia leur a préparé un fameux repas, comme ellesait qu'ils les aiment. Ceviche, poisson grillé, brocolis, patates douces, salade de fruits, le tout avec un vin chilien de Shiraz et une délicieuse liqueur de fruits de la passion qui accompagne un superbe Paris-Brest que Willie s'est procuré par magie. Ils partagent leur repas presque en famille, avec leur
jeune amie, la cuisinière et Victor, plus souriant que jamais. Willie diffuse, depuis une chaîne hi-fi apparue un jour, des musiques entraînantes, salsa, merengue. Il danse sur ces chansons traditionnelles avec un sens du rythme étonnant.
— J'ai pensé à dire à Yalisa de venir ? Mais j'ai préféré rester prudent.
Antoine et Pierre approuvent cette prudence. Délia leur prépare une tisane pour les calmer, précise-t-elle, qui les fait plonger rapidement dans un sommeil sans rêve. Elle vient les réveiller vers huit heures, l'audience ne commencera pas avant dix ou onze heures. Le procès va durer plusieurs jours. Dans l'attente du verdict, ils reviendront le soir dans la maison. Willie et Victor, même lui, les encouragent par de grandes accolades, ce qui n'empêche pas le garde de prendre le volant de la voiture qui les emmène au palais de justice et de bloquer toutes les portes. Ils n'en sont pas à une contradiction près.
Une foule est massée devant le tribunal, leur procès est un véritable spectacle. Ils aperçoivent leur imposante avocate dans sa grande robe noire et son drôle de chapeau, le consul accompagné de deux européens, membres diplomatiques ou simples curieux, un grand nombre de poésiens parmi lesquels ils reconnaissent quelques pêcheurs, des commerçants, quatre ou cinq jeunes femmes, dont Yalisa, Anita, le gardien du port et beaucoup d'inconnus qui peut-être bien témoigneront contre eux.
Victor les fait entrer par une porte dérobée devant laquelle il les dépose, faisant de son corps massif un rempart dont nul ne s'approche. Des policiers les attendent à l'intérieur qui s'empressent de les mener dans une grande salle où sont déjà installés quelques huissiers et leur désignent un grand banc destiné aux accusés, les priant de rester debout jusqu'à l'arrivée des juges et du procureur qui se fait au bout de longues minutes.
Ils entrent vêtus de leurs robes fantomatiques d'un autre temps, que l'on retrouve dans toutes les justices du monde, histoire de démarquer les juges et hommes de loi du commun des mortels ; Ils scrutent la salle d'un œil hautain, s'attardant sur les deux français, s'assoient avant d'autoriser l'auditoire présent à le faire. Les deux policiers qui encadrent les deux accusés les forcent à s'assoir sans ménagement. Ils sont contents de pouvoir le faire malgré la brutalité de leurs gardiens. Ils sont fatigués de ces mois d'attente, de cette incertitude.
L'un des juges entame la longue liste des chefs d'accusation. Sylvana qui s'est rapprochée d'eux, leur traduit rapidement quand les termes deviennent professionnels. Ils en comprennent l'essentiel : narcotrafic répété, corruption de la police et des douanes, irrégularité des voyages, menaces auprès des professionnels du port ( c'est un plus!), trafic d'êtres humains et d'enfants forcés à la prostitution, transport de mafieux recherchés par Interpol...
Ils ont envie de dire : Arrêtez , n'en jetez plus ! , mais se contentent d'essayer de rester dignes, droits, presque au garde à vous, fixant les juges sans baisser les yeux.
-
— Ne vous montrez pas arrogants, leur conseille leur avocate. Baissez les yeux, les juges ne vont pas aimer votre attitude.
-
— C'est tout ce qui nous reste, la dignité, lui répondent-ils. Vous savez que la partie est jouée !
Vient ensuite le temps du procureur. Le commandant est un excellent juriste. Il décortique toutes leurs actions, leurs négligences qu'il transforme en culpabilité. Il ne les méprise pas et les considère comme des adversaires intelligents, mais qui, par appât du gain, se sont fait embarquer dans une histoire les dépassant.
— Comment, tonne-t-il, deux officiers reconnus, auteurs de missions périlleuses, peuvent avoir fait preuve de tant de naïveté en embarquant une quantité impressionnante de paquets sans se poser de questions? Même en se réfugiant derrière la législation maritime qui ne leur donne pas l'autorisation de fouiller les bagages, les mystères qui entouraient ces voyages ont dû leur paraître étrange. En tant que citoyens honnêtes, il était de leur devoir de signaler cet état de fait. Débarquer de nuit dans un minuscule port européen sans autorité leur paraissait normal ? Voyager avec de très jeunes filles qui ne revenaient pas leur paraissait normal ? Si vous entendez votre voisin battre sa femme, sa fille ou même son chien, votre conscience et votre devoir de citoyen vous obligent à
prévenir les autorités. Sinon, vous vous rendez complices. C'est exactement ce qu'ils ont fait, pendant des mois. Je ne crois ni à leur naïveté, ni même à leur bêtise, seulement à leur intérêt pour l'argent. Demandez-leur comment ils ont financé leurs extravagantes dépenses en France ? Certainement pas avec leurs seules retraites !
Quand il interroge les deux accusés, ils s'en tiennent aux réponses prévues : application des lois maritimes, contrats en bonne et due forme avec International Sea Transport, passeports, visas et documents vérifiés par les autorités. Ils se réfugient derrière la légalité de leurs transports et ne répondent pas quand le procureur insiste sur leur grande crédulité en riant car il n'y croit pas.
Défilent alors tous les témoins à charge.
Les policiers et les douaniers qui reconnaissent la tête basse avoir accepté quelques pièces pour viser des documents sans les vérifier. Mais leurs salaires sont tellement faibles et les deux français pouvaient se faire menaçants, affirment-ils.
Anita reconnaît les avoir souvent reçus dans son restaurant, Mais avait-elle le choix ? Les temps sont durs, elle ne peut pas refuser de clients, même si certains de leurs passagers avaient des mines patibulaires .
Le gardien du port avoue avoir fermé les yeux lors des transports de bagages, tout en jurant sur Dieu et la croix qu'il ne les a jamais aidés. Les quelques dollars que les deux français lui donnaient en lui conseillant de ne rien dire, l'aidaient bien dans sa vie difficile.
Les pêcheurs ont bien remarqué des mouvements suspects, mais les deux français leur ont payé des petits coups à boire en leur intimant l'ordre de ne rien dire.
Les très jeunes femmes, dont ils ne connaissaient que Yalisa et une ou deux filles, ont juré qu'ils les invitaient sur leur bateau de façon autoritaire, sans vraiment leur laisser le choix et qu'ils les obligeaient à ramener des copines. Elles avaient peur et n'osaient refuser. Certes, ils les payaient, mais pas si généreusement, et elles avaient tellement besoin d'argent pour leurs familles, leurs enfants, leurs parents...
Ils ne répondent pas aux questions du procureur, se contentant de répéter que ce sont des mensonges. Quand ce dernier demande à leur avocate ses arguments, elle extirpe de ses dossiers les contrats signés avec International Sea Transport, les documents visés par les autorités poésiennes que le procureur rejette d'un grand geste en arguant du fait qu'on a entendu de quelle façon ils ont été obtenus. Elle tente bien d'incriminer International Sea Transport dont aucun membre n'a jugé utile de se déplacer. De nombreux juges les connaissent, une organisation philanthrope et finançant le mécénat de nombreux complexes éducatifs. Un de leurs avocats les représente et leur liste les nombreuses œuvres de charité dont ils sont donataires. Le procureur n'y accorde pas d'importance.
— Va-t-il oser s'attaquer au gouverneur et à son clan ? s'interrogent Pierre et Antoine.
Et bien oui, il ose .
— Chapeau, pensent les deux français. Il n'a peur de rien, il est sincère et pourtant, il a dû
recevoir moult menaces et avertissements.
D'ailleurs, ce cher Hector est au premier rang, l'air vaguement inquiet pour sa firme. Le
réquisitoire du procureur est brillant, logique. Il insiste sur le fait que, certes, les deux marins français ont agi par intérêt et sont indéniablement coupables, mais qu'il est impossible que ce narcotrafic n'ait pas bénéficié d'appuis très hauts placés. Soudoyer des policiers, des douaniers est certes illégal, mais ne peut se faire sans la connivence des autorités supérieures.
Un lourd silence accueille ses propos. Le plus vieux des juges propose une interruption de séance pour permettre à tous de se reposer, de se rafraîchir et de réfléchir. L'assemblée se disperse bruyamment, se précipitant vers les distributeurs de boissons fraîches ou à l'extérieur pour s'approvisionner auprès des marchands ambulants attirés par la perspective d'un procès médiatisé. Il y a même quelques journalistes étrangers venus couvrir ce jugement pour narcotrafic de deux étrangers.
Leur avocate vient proposer aux deux français des boissons fraîches. La voyant muette, ils lui demandent :
— Vous en pensez quoi ?
— Vous êtes mal partis, autant vous le dire. Il est très courageux de s'attaquer au clan du
gouverneur, même si, pour l'instant, il n'a pas prononcé d'attaque directe.
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— Va-t-il le faire ?
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— Possible . Il est très courageux, presque inconscient. La population est lasse de cette
corruption qui mine la société. Le problème est que, parmi les juges, beaucoup profitent des largesses du clientélisme de la famille du gouverneur et de International Sea Transport. Oseront-ils s'y opposer ? Pas sûr... Il y aura peut-être des condamnations de principe.
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— Et nous ?
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— Vous écoperez du maximum.
Le procès se poursuit plusieurs jours. Tous les soirs, Pierre et Antoine rentrent dans lamaison où les attendent Willie et Délia. Victor est à la fois leur chauffeur, leur garde du corps et leur geôlier. Un ensemble assez irréaliste. Ils dînent tous ensemble et parfois même rient et plaisantent, écoutent de la musique, Délia et Willie se sont mis en tête de leur apprendre les danses locales rythmées. Des moments de détente qui leur font momentanément oublier le stress du procès et de son issue.
La grosse Sylvana arrive un jour au tribunal maquillée telle un arbre de Noël et avec un chignon choucroute qui met en équilibre instable le chapeau de son uniforme. Elle s'assoit près d'eux.
— Le verdict aujourd'hui ! Le procureur va émettre sa demande de peine et les juges vont délibérer. À mon avis, ce sera décidé dans la soirée.
Les spectateurs, les juges, les avocats, les huissiers, le procureur, bref tous se mettent en place. Le juge principal s'adresse au procureur en lui demandant s'il a quelque chose à ajouter. Réponse négative qu'il accompagne d'un lapidaire
— Tout a été dit.
Puis il demande à l'avocate de la défense la même chose :
— J'insiste sur la légalité de toutes les actions de mes clients.
— Vous l'avez déjà dit. Rien de neuf ?
Sylvana l'assure que non et le juge décide que le tribunal va se retirer pour statuer . Le tempssemble infini pour les deux français, toujours sur le banc des accusés. Pourtant peu de temps s'écoule en réalité, moins d'une heure. Tous les participants se lèvent quand les juges reviennent dans leurs grandes robes noires.
— Levez-vous, ordonne le vieux juge. Après avoir écouté les différentes parties et après avoir délibéré, nous avons pris les décisions suivantes. Pierre Mourins et Antoine Parel sont coupables des chefs d'accusation suivants : narcotrafic, corruption, transport de personnes recherchées aux visas illégaux, falsification de documents, usage de menaces. Le tribunal les condamne chacun à vingt ans de prison à effectuer à Sainte Poésie. La décision de leur lieu de détention n'est pas encore définie et ils restent assignés à résidence pour l'instant. Sont condamnés à dix ans de prison les chefs de bureau des douanes et de police . Leur lieu d'incarcération sera examiné ultérieurement. Les condamnés ont la possibilité de faire appel de la décision du tribunal. La séance est levée.
Un brouhaha accueille ces décisions. Les narcotrafiquants étrangers ont été condamnés à de lourdes peines de prison, les subalternes du gouverneur également, mais le clan des corrompus principaux reste impuni . La justice n'est pas complète pour la majorité des spectateurs.
Pierre et Antoine sont effondrés. C'est le scénario le pire. Ils n'ont plus que Willie, qui doit déjà être au courant de la décision, s'il ne l'a pas été avant. Sylvana s'approche d'eux.
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— Tout n'est pas perdu. Vous restez pour l'instant en résidence surveillée, pas vraiment en prison. Pour mes honoraires...
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— Disparaissez avant, qu'en dépit de mon éducation, je ne vous écrase mon poing sur la figure, crache Pierre.
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— Mais, j'ai fait tout ce que j'ai pu.
— C'est à dire, pas grand chose. Un mot sur ce dont Willie vous a parlé et je ne donne pas cher de votre grosse carcasse. Vous m'avez bien compris et surtout vous avez bien compris Willie ?
L'avocate baisse la tête et murmure :
— Méfiez-vous tout de même !
Deux policiers viennent les chercher et les remettent entre les mains de Victor qui les attend
dans la cour. Il les salue presque tristement, leur ouvre la portière qu'il ne prend même plus la peine de bloquer. Amis avec leur geôlier et tortionnaire !
13
Le retour est silencieux. Même Victor n'ose pas mettre à fond, comme il en a l'habitude, la radio qu'il accompagne en tapant vigoureusement sur le volant. Antoine et Pierre regardent les rues de la ville défiler. Leur chauffeur les balade jusqu'au bord de mer dont les eaux turquoises invitent au voyage. Il s'arrête devant la cathédrale et leur demande s'ils veulent y faire un petit tour. Devant sa bonne foi, ils le suivent et pénètrent dans la vieille église sombre et fraîche. Il leur propose d'allumer un cierge à la Vierge Marie qui protège les voyageurs et à Saint Antoine de Padoue qui aide tout le monde. Ils s'assoient quelques minutes sur un banc en bois, sans parler, écoutant la musique qui s'échappe de l'orgue où un musicien s'entraîne pour une cérémonie future.
Ils finissent par regagner « leur maison » où Willie et Délia les attendent. À voir leur visage fermé, ils connaissent déjà le verdict. Pierre et Antoine se demandent si Willie ne le connaissait pas avant. Ils s'effondrent dans les fauteuils du salon et se sentent prêts à fondre en larmes. Délia leur sert un jus de mangue frais et Willie les prend familièrement par l'épaule.
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— C'est le verdict attendu. C'était tellement évident que j'ai déjà préparé la suite. J'ai le pilote, l'hélico et je suis en contact avec le capitaine du porte-containers. C'est une question d'une ou deux semaines. L'atterrissage peut se faire sur le champ derrière la maison. Puis quelques dix minutes de vol jusqu'au port et débarquement sur le pont du bateau. Il y a une cabine qui vous y attendra. Une fois en mer, vous pourrez sortir sur le pont. Ces marins-là ne sont pas très bavards. Je suis en discussion pour le prix.
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— Comment allons-nous payer cela ? Nous n'avons pas de liquide sur nous.
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— Ne vous inquiétez pas. Je vais vous indiquer un compte en France, celui de ma sœur. Je
vous fais confiance. Vous savez également que je peux vous retrouver... Non, mais je plaisante, pas comme avec cette escroc d'avocate. Elle a eu peur, elle va la boucler. Mais ne lui dites rien si elle vous interroge. Vous ne savez pas, racontez-lui que vous allez attendre le jugement en appel,
Tout semble presque simple avec le jeune homme. Il en a déjà tellement vu dans sa courte vie. Délia et Victor semblent des gens de confiance pour lui, par peur, par amour ?
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— Vous continuez à vivre normalement. Vous dites à votre famille que vous attendez la date de l'appel, car les conversations téléphoniques sont certainement écoutées.
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— La maison est sûre ? On n'est pas espionné ?
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— Victor a démonté les écoutes en place et Délia surveille les livreurs, les véhicules et
l'extérieur. Aucun problème. J'ai confiance en eux. Gardez le moral.
La vie continue à se dérouler comme si rien n'était. Willie sort presque tous les jours etrevient avec le sourire en leur assurant que tout avance.
Clara appelle de temps en temps. Antoine lui dit qu'ils ont l'intention de faire appel et qu'ilsen attendent la date. Ils vont bien, la rassure-t-il, et croient en la justice poésienne. Au cas où leurs conversations soient écoutées.
Willie paraît de plus en plus détendu. Il leur pose de nombreuses questions sur la France et la vie en Europe. Délia et Victor écoutent avec attention. Un peu plus, et ils partent tous ensemble ! Une situation ubuesque, mais très déstressante pour les deux français qui donnent des leçons de français à leurs trois compagnons. Willie dit qu'il va en avoir besoin très rapidement. Il promet à Délia et à Victor qu'il essaiera de les faire venir et tous semblent y croire. Il ne fait guère de cachotteries du métier qu'exerce sa sœur qui arpente les trottoirs de Lyon la nuit, protégée par ses cousins. Elle a un bel appartement, bien équipé, et ses trois enfants vont à l'école et, ajoute-t-il , travaillent très bien. Sa nièce est au lycée et ses oncles la surveillent de près. Ils espèrent qu'elle fera « de grandes études », médecin ou avocat. Une réussite familiale.
Il arrive une fin d'après-midi en annonçant :
— C'est pour ce soir.
Ils font un festin d'adieu, avec presque les larmes aux yeux. Échange de numéros detéléphone, de Whatsaps. Pas d'adresse, on n'écrit pas à Sainte Poésie, on parle, on envoie des photos. La seule liaison avec l'extérieur est le smartphone. Peu ont les moyens d'avoir une tablette et
encore moins un ordinateur. Ils sont sincères, dans le chagrin de leur séparation. Ils forment presque une petite famille, à tout le moins un bon groupe d'amis. Aucun n'est irréprochable, ils ont tous eu maille à partir avec la justice et la loi, ils ont commis des crimes, mais ils s'aiment bien et se sont attachés les uns aux autres. La vie est ainsi, bizarre. Pierre et Antoine éprouvent du respect pour le commandant et ne sont pas très fiers de leur évasion prochaine. Mais chacun pour soi.
Willie leur conseille de préparer un sac avec l'essentiel, quelques vêtements, des affaires de toilette, des livres qu'il leur a fournis. Il ne leur donne pas de détails sur son plan. Ils doivent lui faire entièrement confiance. Le dernier repas est préparé avec amour par Délia. Victor donne le rythme avec sa musique tropicale sur lequel il les fait danser. Il a rapporté un excellent rhum avec lequel il prépare un délicieux punch. Willie leur conseille d'en boire suffisamment pour se donner du courage, mais pas trop pour garder la tête froide. Lui-même en goûte un peu, alors que Délia et Victor s’enivrent pour noyer leur chagrin de les quitter, affirment-ils.
Le repas achevé, Willie leur conseille de se reposer un peu. Ils ne peuvent s'y résoudre et préfèrent regarder avec leurs amis une télénovela tellement mièvre qu'elle en devient comique pour les deux français. Leurs compagnons vivent avec sincérité et une grande attention les aventures amoureuses de la superbe héroïne qui finit par trouver un mari riche, beau, amoureux avec qui elle partage une superbe résidence digne des plus grands films hollywoodiens. Le film est à mille lieux de leur quotidien. C'est avec ce genre de séries qu'on les endort, en leur faisant miroiter l'espoir de ce type de vie. Pierre et Antoine espèrent que Willie ne sera pas trop déçu de ce qu'il va trouver en France, loin, très loin de ce rêve . Télénovelas ou révolution, tel est le dilemme ! Quant à la solution ?
La télénovela se termine quand un coup discret est donné contre la vitre de la baie vitrée de la véranda. À croire que le pilote regardait la même émission. Willie se lève calmement et ouvre la porte. Accolade avec l'homme qui arrive et qui les salue très courtoisement. Il embrasse Délia et Victor qui semblent le connaître. C'est un métis, très clair de peau, de stature sportive et dont le visage souriant et ouvert est éclairé par des yeux d'un vert profond. Il parle un peu l'anglais et invite les deux français et Willie à le suivre.
Embrassades et larmes lors des adieux avec Délia et Victor. Ils ont vécu ensemble des moments extraordinaires et ne savent pas s'ils se reverront. Une chose est sûre : ils n'oublieront pas leur tranche de vie commune. Willie est déjà dans le jardin, suivi par les deux français et le pilote, Carlos, qui les conduit vers l'appareil posé dans le champ contigu et qu'ils n'ont pas entendu atterrir. Victor actionne le portail électrique d'ouverture et leur fait de grands signes d'adieu que Délia accompagne de prières et de signes de croix. Elle a donné à chacun d'eux une main qu'elle appelle de Fatima, ce symbole religieux commun aux trois religions monothéistes. Pierre et Antoine dont la religiosité n'est pas particulièrement pratiquante, les ont fourrées dans leur poche et ne peuvent s'empêcher de les triturer nerveusement.
Une nuit tropicale éclairée par un petit croissant de lune douce, un ciel noir étoilé de milliers de petites loupiotes. Les quatre ombres montent lestement dans l'appareil dont le pilote enclenche le moteur. Les pales s'agitent, presque silencieusement, et l'appareil s'élève doucement, sous les regards de Délia et Victor qui les saluent une dernière fois. Le vol les entraîne au dessus de la ville endormie et l'appareil circule sans lumière. Willie leur explique que c'est pour éviter d'être repéré. Ils se dirigent vers le port principal de Sainte Poésie appelé Saint Christophe en hommage au saint protecteur des voyageurs. Tout en s'assurant de la présence de leur médaille dans leur poche, Pierre et Antoine se disent qu'ils vont bien avoir besoin de la protection de la main de Fatima et de celle de saint Christophe. Moins de dix minutes après, ils survolent le port où les masses sombres des gros porte-container sont parquées. Les deux hommes se demandent comment leur pilote va reconnaître le bon bateau dans cet amas de navires, qui, de plus, doivent être surveillés la nuit pour éviter les vols des nombreuses marchandises qui transitent dans ces immenses caisses métalliques dont on ne sait jamais vraiment ce qu'elles cachent.
Sans l'ombre d'une hésitation, l'hélicoptère se dirige vers le pont d'un paquebot où une toute petite lumière s'agite. Il se pose sur le pont avec une facilité déconcertante entre les filins et les containers qui l'encombrent. Avec un grand sourire, Carlos arrête l'appareil et, tout en chantonnant,
il en descend et ouvre la porte pour permettre à ses passagers de le rejoindre. Pierre et Antoine le remercient chaleureusement. Un premier pas vers la liberté, ils sont soulagés du passage de cette première étape. Celui qui semble être le capitaine du navire vient vers eux. Il salue le pilote et Willie qui lui présente succinctement ses deux compagnons. Il leur tend une poignée de main ferme et leur fait signe de le suivre, avant de descendre dans les entrailles du gros bateau. Cela sent le fuel chaud, les algues décomposées et la sueur. Ils parcourent des coursives métalliques qui les conduisent vers deux cabines juxtaposées qu'il leur désigne en en ouvrant les portes. Un confort sommaire, une couchette où sont déposés des draps, une couverture et un oreiller, un minuscule hublot et toujours cette odeur. Willie leur demande de déposer leurs sacs et leur indique que sa cabine est un peu plus loin. Il leur conseille de s'installer et d'éviter de sortir tant que le bateau n'a pas quitté le port. Son départ est prévu pour les premières heures du jour. Ils doivent essayer de dormir en attendant. Ils n'ont pas de souci à se faire, les contrôles policiers et douaniers ont été faits la veille. Il leur donne un petit sac, cadeau de Délia, qui leur a préparé une salade de fruits accompagné de petits gâteaux secs et une pilule qu'il leur conseille de prendre pour dormir. Il les quitte avec un énorme sourire en leur assurant que le plus dur est passé et qu'ils retournent chez eux et lui, vers une nouvelle vie qui, précise-t-il, ne pourra être pire que la précédente. Il est heureux.
Pierre et Antoine sont soulagés d'avoir franchi cette première étape. De plus, ils sont en terrain connu sur ce bateau. Ils en ont parcouru des milles dans des navires semblables, et souvent dans des conditions bien pires. La pilule de Délia fait rapidement son effet et ils s'endorment, bercés par les mouvements de la mer et sa houle qu'ils connaissent si bien. Quand ils se réveillent, ils sont en mer. La côte n'est plus qu'une ligne lointaine qu'ils aperçoivent par le petit hublot. Leurs connaissances maritimes leur disent qu'ils sont encore dans les eaux territoriales, mais plus pour longtemps. La courbure de l'horizon leur affirme bientôt qu'ils ont vraisemblablement rejoint les eaux internationales. Ils rentrent chez eux, espèrent-ils.
Peu de temps après, Willie toque à leur porte et les enjoint de sortir pour venir prendre le petit déjeuner à la table du commandant qui les attend. Ils savent que c'est une invitation qui ne peut se refuser et s'y rendent rapidement. Le capitaine du navire est un Ukrainien et son second, un Russe. Ils parlent un peu anglais, comme tous les marins. Il les invite à partager son généreux petit déjeuner. Le cuisinier, comme la majorité de l'équipage, est philippin. Souriant, il leur demande dans un anglais hésitant s'il y a des mets qu'ils préfèrent. Ils lui répondent aimablement qu'ils mangent ce qu'il leur offrira. Willie précise à l'assemblée que ce sont des marins, ce qui déride les visages. Entre vieux loups de mer, on se sent plus à l'aise. Le capitaine leur offre la visite de tout son rafiot dont il est très fier malgré son âge et la vétusté de certains équipements. Capitainerie, salle des machines, poste de pilotage, tout y passe, le commandant se rendant vite compte qu'il a affaire à de vrais professionnels. Il ajoute qu'en cas de grosses tempêtes ou avaries, il sait pouvoir compter sur eux. Pierre et Antoine comprennent que l'esprit de corps va jouer et qu'il ne va pas les livrer aux premières autorités venues. Willie semble également avoir un moyen de pression sur lui, qu'ils préfèrent ne pas approfondir. Sa famille, ses enfants, ses parents ? Quelques sombres trafics ?
La traversée se fait à un rythme assez lent, lié à l'âge du vieux bateau. Le capitaine actionne les machines à leur maximum car il lui faut livrer rapidement les containers. L'armateur ne plaisante pas : le temps, c'est de l'argent, répète l'Ukrainien à son équipage. Ni avaries, ni tempêtes ne retardent le navire. Un rythme s'est installé entre l'équipage et les passagers qui ne manquent pas d'offrir leurs services au capitaine et à l'équipage. On apprécie leur serviabilité et eux prennent un plaisir certain à consulter les cartes, descendre dans la salle des machines et une ou deux fois partager le pilotage du gros rafiot. Le soir, ils dînent avec le capitaine et son second. Willie parfois se joint à eux ou mange à la table des marins. Pierre et Antoine se promènent ensuite sur le pont, regardant l'étendue d'encre noire autour d'eux qui leur est si familière. Ils se sentent en sécurité et, accoudés au bastingage, fument une cigarette, silencieux ou plus bavards. Plus l'arrivée se rapproche, plus ils sont inquiets. Ils connaissent cette paix procurée par la mer, loin du monde et de son agitation. Ils n'ont pas de téléphone, pas de liaison avec le monde. Sérénité forcée mais qu'ils apprécient face à l'avenir incertain qui les attend.
— Clara doit s'inquiéter de ne pas avoir de nouvelles, l'interroge Pierre.
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— Je l'ai avertie que je risquais de rester sans téléphone car celui que j'avais ne marchait plus très bien et il fallait attendre avant de s'en procurer un nouveau. Cette traversée qui nous transporte hors du temps ne va durer qu'une semaine maximum.
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— As-tu une idée de ce qui nous attend ? demande Pierre, inquiet.
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— Je préfère ne pas y penser. Je sais, c'est idiot, cette politique de l'autruche. Mais quand je
réfléchis, je suis peu rassuré.
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— Je suppose qu'on va nous débarquer sur la côte Atlantique. En Espagne, au Portugal ou
en France ?
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— Les containers doivent être déchargés au Havre. Mais je ne pense pas que notre
débarquement se fasse dans ce grand port. Ils vont choisir un port plus discret. Mais
ensuite, je m'interroge.
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— Willie le sait-il, à ton avis ?
-
— Certainement, mais il préfère ne pas en parler.
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— Il doit nous rester deux ou trois jours de traversée. Après, plusieurs options s'offrent :
maison, justice, peut-être même prison ?
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— Je me demande qui a organisé cette évasion, car c'en est une. Qui a payé ? Pourquoi?
Car, il y a une raison qui intéresse quelqu'un.
-
— Je tourne et retourne de multiples hypothèses. La seule à éliminer est la complicité du
commandant qui doit se sentir berné. Nos ex-employeurs ? Le gouverneur ? Le gouvernement français? Des amis inconnus ? J'avoue que cela me perturbe car cela va déterminer notre avenir, et notre avenir proche.
Un soir, apparaît au loin une ligne de lumières. La côte . L'équipage s'active en vue de cette arrivée. Rien n'a encore été annoncé aux deux français. Lors du dîner, le capitaine les prévient de leur arrivée prochaine et révèle ses projets. La côte qu'ils aperçoivent est la côte française. Il a organisé leur débarquement dans un petit port de pêche et touristique appelé Royan. Ils seront amenés à terre dans une petite embarcation et déposés sur le port avec de l'argent, un téléphone et des billets de train pour Paris. Willie continuera sur Lyon. Il compte sur eux pour le guider dans Paris jusqu'à la gare adéquate. Les deux hommes ont envie de demander :
— Et ensuite ?
Ensuite ? Le capitaine aura accompli sa mission qui s'achève là. Une angoisse saisit les deux hommes. Chez eux, libres et complètement démunis.
14
Le zodiac fend doucement la mer, silencieusement tracté par un petit moteur. Pierre, Antoine et Willie se protègent des embruns, frileusement emmitouflés dans les cirés prêtés par le capitaine. Les trois hommes et le pilote restent silencieux. Ils accostent dans le petit port de Royan que le marin semble connaître. Il se dirige vers le port de pêche et stationne près d'une échelle métallique en haut de laquelle un pêcheur muni d'une lampe torche les attend. Il le salue et le pneumatique repart aussi discrètement qu'il est arrivé. Les trois hommes suivent leur guide qui les mène vers la sortie du port. Il leur indique la direction de la gare qu'il situe à une vingtaine de minutes de marche. Chacun reçoit de sa part un petit sac de toile, avec un téléphone, une centaine d'euros et une enveloppe contenant leurs billets de train. Deux allers pour Paris pour les deux français, un billet Royan-Paris-Lyon pour Willie dont le visage exprime un pur bonheur. Il inspire à grandes bouffées l'air salé et ne cesse de répéter :
— Je suis en France, je suis arrivé, j'y suis arrivé.
Le but de son voyage est atteint pour lui. Pour Pierre et Antoine, c'est beaucoup plus incertain. Ils marchent rapidement vers la ville qui s'éveille doucement. Quelques voitures de travailleurs matinaux, des passagers qui attendent un bus. Arrivés à la gare, ils regardent les panneaux d'affichage : ils ont une heure d'attente pour le train de Paris. Ils s'installent à la terrasse du café qui vient d'ouvrir ses rideaux et commandent trois petits déjeuners. Une nouveauté pour Willie étonné de n'avoir qu'une viennoiserie accompagnant son café. Les deux français lui expliquent qu'en France, le petit déjeuner est un repas léger. Compréhensif, il déclare qu'il va s'y faire sans problème. Il tourne et retourne son téléphone et ne résiste pas à l'envie d'appeler sa sœur et ses cousins.
— Elle doit être rentrée du travail, explique-t-il. Comme elle travaille tard, c'est ma nièce qui accompagne les petits à l'école avant d'aller au lycée.
Il est très fier de leur réussite. Pierre et Antoine lui conseillent d'écourter sa conversation et surtout de ne pas donner de précisions sur son arrivée, au cas où le téléphone de sa sœur soit sur écoute. Willie hausse les épaules avec un large sourire. Il est sûr de lui et de ses relations, mais pour faire plaisir à ses amis, il parle brièvement à sa sœur que visiblement il réveille. Les deux hommes entendent les cris de joie de sa sœur à l'annonce de son arrivée. Ils ont informé Willie de son heure d'arrivée à Lyon d'après son billet. Il communique les horaires à sa sœur qui lui confirme qu'elle sera à la gare.
— Exceptionnellement, elle ne travaillera pas ce soir. On fera un vrai repas familial et je pourrai commencer à parler de mon avenir. Je veux monter mon entreprise et aider ma famille.
Les deux français ne lui demandent pas à quel genre de commerce il compte s'adonner ! Parfois, il vaut mieux ne pas savoir... Willie n'a jamais vu de gare, ni de train sinon dans les policiers américains. Il regarde autour de lui avec avidité, s'étonne et interroge sur tout. Les deux français lui répondent patiemment, ils savent beaucoup lui devoir et surtout cela leur évite de s'interroger sur leur propre avenir. Une fois installés dans le wagon, Willie regarde le paysage défiler avec surprise, autant de maisons, de routes, de forêts, de prairies. La première fois qu'ils croisent un train, il recule, effrayé, puis s'y habitue. Il se fait à sa nouvelle vie avec une rapidité sidérante. Il ne se préoccupe pas de sa situation irrégulière, des problèmes futurs, il vit l'instant présent qui, pour lui, est un rêve qui se réalise. Quel chemin pour le jeune sicario des bidonvilles de sainte Poésie, homme de main de petits chefs méprisants, à ce train qui le mène vers la réussite . Ils sont rapidement à Paris. Fidèles à leurs promesses, Pierre et Antoine conduisent Willie à la gare et attendent avec lui le train qui le mène à Lyon. Son adaptation à sa nouvelle vie est surprenante. Elle est l'expression d'un jeune homme qui apprécie sa chance et qui est décidé à dévorer sa nouvelle vie pour satisfaire son ambition. Il quitte ses amis français en leur souhaitant « Bonne chance » et en leur promettant de téléphoner dès son arrivée et de ne pas les oublier. Ils lui ont ouvert les portes d'une nouvelle vie. Les deux français lui sont reconnaissants de son aide, mais lui semble penser que ce sont eux ses sauveurs. Il ne les abandonnera pas !
Pierre et Antoine se retrouvent les bras ballants sur le quai de la gare, regardant le TGV quitter Paris, avec à son bord un Willie émerveillé. Que vont-ils faire, maintenant ? Ils commencent à y réfléchir en prenant leur temps devant un expresso dont ils ont oublié le goût mais qui leur paraît bien amer.
— Je vais appeler Clara et Isabelle. Elles doivent être averties. Clara a contacté un avocat. Il faut qu'on le voit et discute avec lui. Ne pas oublier que nous sommes des fugitifs ! Tu dois appeler tes fils. Paul a fait pas mal de démarches avec ma fille.
Clara répond à la première sonnerie, comme si elle attendait l'appel de son père.
— Papa, où es-tu ?
A-t-elle été avertie ?
— À Paris, gare de Lyon, avec Pierre.
— Mon dieu ! Vous pouvez venir à la maison ?
— Il n'y a pas de policiers, gendarmes ou journalistes devant la porte ?
— Pas que je sache !
Il entend la voix d'Isabelle qui conseille de venir rapidement avant que les autorités ne soient
averties.
Pierre a appelé son fils qui propose de les rejoindre et d'avertir l'avocat.
Pierre et Antoine sortent de la gare, méfiants, regardant de droite et de gauche, jusqu'à ce
que Pierre déclare que c'est ridicule et qu'ils deviennent paranoïaques. Ils s'engouffrent dans un taxi à qui ils donnent l'adresse de la maison d'Antoine, en proche banlieue. Les informations diffusées par la radio ne parlent pas d'eux. Aux questions curieuses du chauffeur, les deux hommes déclarent revenir d'un voyage en Chine et être fatigués par le décalage horaire, ce qui met fin à toute conversation. Ils sont devant le pavillon familial d'Antoine au bout d'une quarantaine de minutes. Ils paient rapidement et descendent en récupérant leurs sacs du coffre. Ils sont angoissés de retrouver leurs familles, mais aussi préoccupés par le sort qui les attend. Ils se doutent que leur évasion n'a pas du rester secrète et qu'ils ont du faire les gros titres des journaux poésiens et français. Ils sont étonnés de la tranquillité apparente de la rue. Ils poussent le portail du jardin quand Clara bondit de la maison. Elle saute au cou de son père, pleurant et riant à la fois. Elle embrasse Pierre qu'elle connait depuis sa naissance d'un jovial
— Salut, parrain . Quelles aventures et quelles angoisses vous nous avez fait vivre.
L'accueil d'Isabelle est beaucoup plus froid. Elle les embrasse tous les deux un peu comme de vieux amis qu'elle est plutôt gênée de revoir.
Ils sont encore dans l'entrée quand la porte s'ouvre sur Paul qui leur saute au cou, accompagné d'un grand escogriffe qu'il leur présente comme leur avocat et qui les salue courtoisement, tout en les reluquant comme des extraterrestres. Ce sont donc ces deux hommes plus très jeunes qui ont provoqué un scandale diplomatique et qui sont les héros d'une évasion des plus incroyables qui fait les choux gras des journaux français et même étrangers depuis une semaine. Une bonne affaire pour lui qui démarre au barreau. Il connait Paul depuis les années de lycée et n'a pas hésité quand son ami lui a demandé son aide. Mais il ne pensait pas tomber sur une affaire aussi extraordinaire ! De quoi écrire un roman quand il aurait le temps...
Ils s'attablent autour de la grande table de la cuisine et il est demandé à Pierre et Antoine de tout raconter, enfin tout, non, leur départ dont la presse fait sa Une depuis plusieurs jours et qui fait planer la menace d'une grave crise diplomatique. Pour l'instant, ils préfèrent ne pas savoir ce qui s'est passé avant. Ils en discuteront avec leur jeune avocat en tête à tête. Donc, ils racontent leur aventure, le porte-container, Willie, le débarquement dans le petit port de Royan, leur retour en train. Pierre regarde l'heure, Willie devrait bientôt arriver à Lyon et entamer sa nouvelle vie. Le silence s'installe à la fin de leur récit que Pierre rompt avec une question, plus spécifiquement posée à leur avocat :
— Alors, on fait quoi ?
Bien embarrassé, le tout jeune membre du barreau. Son peu d'expérience et ses livres ne l'ont pas préparé à affronter une telle situation. Avisé, il a auparavant demandé conseil à un confrère plus expérimenté qui n'est autre que son père. La réponse a été lapidaire :
— Laisse tomber, c'est pourri !
Pourtant, il a envie de continuer. Il est quasiment certain de la culpabilité des deux hommes, une activité qu'ils ont accomplie pour de simples raisons vénales, se croyant comme protégés par leur passé d'officiers, la législation maritime et leur ignorance de l'illégalité de leurs transports. Inconscience, suffisance, surestimation de soi ? Le jeune avocat sait, car il a quelques entrées au tribunal, qu'un mandat d'arrêt contre eux est en préparation. La garde à vue ne va pas tarder à s'annoncer, peut-être avant la fin de la journée. Il faut qu'il parle avec eux, pour préparer une stratégie de défense. Il faut qu'ils se montrent humbles et évitent de parader. Leurs réponses, qu'il connait car Clara et Paul l'en ont informé, vont rester les mêmes : se réfugier derrière la législation maritime, ils ne sont que les skippers du bateau, non responsables des effets personnels de leurs passagers. La juge, il sait qui est en charge de l'affaire, aura l'impression qu'ils la prennent pour une imbécile, à moins qu'ils ne soient très naïfs, voire bêtes, ce qu'elle ne croit pas. Ils risquent de se retrouver en prison, à La Santé ou à Fresnes, et peut-être pas dans un secteur VIP. D'autant plus si elle apprend qu'ils ont fait entrer en France, un trafiquant, sicario ou narco, en tous les cas pas très net. Leur obstination et leur non-coopération vont les desservir. Comment leur faire comprendre la situation ?
Le jeune avocat demande aux deux skippers un entretien privé, expliquant qu'ils seront, eux comme lui, plus à l'aise pour parler franchement et librement. Antoine les conduit dans son ancien bureau où Isabelle a installé son ordinateur. Il se rend compte alors, qu'en fait, il y a longtemps qu'il n'est plus qu'un passager occasionnel dans cette maison. Isabelle range rapidement les feuillets qui traînent sur le bureau avec des copies et des livres qu'elle dépose sur une étagère remplie d'ouvrages, en les priant de s'installer. Après un dernier échange de regards avec Antoine, elle quitte la pièce en fermant doucement la porte.
— On va faire direct, annonce l'avocat. Un mandat d'arrêt est lancé contre vous par la juge d'instruction. Ce soir ou demain au plus tard, si les autorités font preuve d'une certaine bonté, vous allez être arrêtés et conduits au tribunal avant de passer votre première nuit en prison.
Devant l'air stupéfait des deux hommes, il ajoute :
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— Messieurs, je suis jeune et ami de vos enfants, mais pas naïf à ce point. Vous avez
activement participé à ce trafic de drogue en vous abritant derrière une législation qui ne vous ôte pas la responsabilité de ce que vous transportez. Comme tout citoyen, vous devez signaler tout acte illégal que vous soupçonnez. Non, non, sans tomber dans la délation ! Si vous voyez un individu commettre un meurtre, vous allez essayer de défendre la victime ou, à tout le moins, avertir la police. Vous vous doutiez que ces voyages mystérieux très bien payés abritaient des activités pour le moins étranges dont vous connaissiez, consciemment ou pas, l'illégalité. Vous avez choisi de fermer les yeux en vous disant que vous aviez un contrat qui vous protégeait. Une entreprise aussi généreuse, domiciliée aux Îles Crocodiles, aux représentants pour le moins insaisissables. Avez-vous essayé de vous renseigner ? Sur internet, par exemple. J'ai jeté un coup d'oeil et c'est assez explicite. Je n'ai ni à connaître vos raisons, ni à vous chercher des excuses. Je vous avertis de ce qui risque d'arriver. À vous de choisir, vous en tenir à votre ligne de conduite, ou coopérer avec la justice. L'état de Sainte Poésie est furieux et a adressé plusieurs protestations internationales. En France, on n'extrade pas les citoyens français, mais on peut appliquer les condamnations dont ils ont été l'objet à l'étranger.
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— Vingt ans de prison ?
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— Avec les réductions de peine, on descendra à dix ans. Je pense que les geôles poésiennes
sont plus dures que les prisons françaises, encore qu'il semble que vous ayez bénéficié d'une assignation à résidence presque confortable . Remarquez que je ne parle pas de l'accusation de détournements de mineures, ni de l'aide à l'entrée illégale d'un repris de justice poésien avec qui vous avez voyagé.
— Sans lui, nous ne serions pas là. Il nous a aidés plus que vous ne pouvez l'imaginer.
— Mon travail n'est pas d'imaginer, mais de vous défendre. Mes collègues plus expérimentés m'ont conseillé de laisser tomber ce qu'ils nomment « Une affaire pourrie » ! Mais j'aime bien les défis .
La sonnerie du téléphone d'Antoine interrompt le silence de la réflexion. C'est Willie : — Je suis bien arrivé. Ma sœur et mes cousins m'attendaient. On est à la maison, c'est
super, de l'eau courante, de l'électricité permanente, plusieurs télévisions, internet. Mes neveux sont de vrais français. Je vous remercie d'avoir permis cette nouvelle vie. Un vrai nouveau départ. Je commence à travailler demain comme vigile dans un supermarché tenu par un ami de ma sœur. C'est génial. Je vous adore ! Vous allez bien ? Contents de retrouver votre famille ? Il n'y a pas mieux !
Ils ne veulent pas doucher l'enthousiasme de leur jeune ami. Il vont le laisser tenter une nouvelle vie. Ils se rendent compte qu'ils ne connaissent même pas son nom de famille. C'est juste Willie. Ils ne l'entraîneront pas dans leurs problèmes judiciaires. Ils l'appelleront de temps en temps, simplement. Ne pas l'impliquer, sera une condition sine qua non de leur procès. Ils en discuteront avec leur avocat. Une bonne nouvelle pour la journée : le bonheur de Willie.
ÉPILOGUE
Il a raison, le jeune avocat.
Le soir de leur arrivée, la police débarque à leurs domiciles. Mis en garde à vue, ils passent leur
première nuit dans une prison française. Mieux que les cachots qu'ils ont expérimentés à Sainte
Poésie, mais la même privation de liberté, l'enfermement. Ils ne sont pas considérés comme assez
importants pour bénéficier d'une cellule VIP. C'est plutôt réservé aux politiques.
La confrontation avec la juge est rapide : ils s'en tiennent à leur version précédente, c'est à dire le fait de ne pas avoir le droit de fouiller les bagages de leurs passagers. Cela ne convainc pas la juge qui les inculpe de narcotrafic et blanchiment d'argent. L'avocat avance leur naïveté, ce qui fait doucement sourire la juge, leurs excellents états de service dans l'armée, leur acceptation de se soumettre à la justice de leur pays, alors qu'ils auraient pu se réfugier ailleurs.
Ils restent incapables d'expliquer leur évasion, sinon dans sa description, et se refusent à parler de Willie, en dépit des questions insistantes de l'instruction qui semble au courant de son arrivée avec eux. Ils ne livrent pas non plus le nom du navire qui a permis leur voyage et leur retour en France. Solidarité d'hommes de mer.
Le procès est prévu dans huit longs mois. Clara et Paul rendent régulièrement visite à leurs pères en prison et le jeune avocat se démène avant de leur obtenir une assignation à résidence avec bracelets électroniques. Ce n'est pas la liberté qu'ils espéraient, mais c'est un confort qu'ils apprécient. Pierre se retrouve seul dans son appartement parisien, un peu à l'étroit, mais soulagé de pouvoir sortir, prendre un pot, se balader. Il adopte un chat, Minus, qui l'aide à supporter une solitude à laquelle il n'est pas habitué.
Antoine est retourné dans son pavillon de banlieue. Isabelle y habite avec lui, mais ils ne partagent plus grand chose : chambres à part, saluts courtois et distants, de temps en temps un repas en commun, presque par hasard. Clara a emménagé avec son nouveau compagnon et vient voir ses parents de temps en temps. Isabelle ne cache pas qu'elle a une nouvelle vie.
La date du procès est enfin fixée. Pierre et Antoine s'y rendent accompagnés de leur défenseur qui tente de leur remonter le moral. Ils ne croient pas à un verdict clément. Ils entrent dans le prétoire et jettent un regard sur la foule massée pour ce procès très médiatique. Leurs enfants, leurs épouses ou ex-épouses. Surpris, ils aperçoivent Willie, méconnaissable, accompagné de ses cousins, qui les salue discrètement. Willie est devenu un jeune homme posé, coiffé et rasé de près, vêtu avec une discrète élégance. Ils sont contents de le voir et apprécient sa présence et ce qui semble être sa réussite. Pierre donne un grand coup de coude à Antoine, assis sur son banc d'accusé, la tête dans les mains.
— Regarde, au troisième rang, à droite.
Antoine tourne légèrement la tête et voit, droit et a-t-on envie de dire raide comme la justice, le commandant. Il est accompagné d'une jeune femme, européenne, qui lui tient la main. Il les regarde, un demi-sourire aux lèvres. De victoire, de défi ? Les deux français soutiennent son regard et vont jusqu'à le saluer légèrement de la tête. Son sourire se fait plus franc et il leur répond d'un hochement de tête. Pourvu qu'il n'aperçoive pas Willie ! Mais n'est-il pas au courant de sa présence ? Vraisemblablement.
Le procès et les débats durent quatre jours avant que le tribunal ne prenne sa décision.
Pierre et Antoine sont reconnus coupables de narcotrafic et de blanchiment d'argent, ce qui était prévu. Mais il ne s'est pas si mal défendu, leur jeune avocat, insistant sur leur crédulité et même leur âge (ce qui a déplu aux deux accusés, mais enfin, pas vraiment le choix). Ils sont finalement condamnés à trois ans fermes et cinq ans avec sursis, sans mandat de dépôt. Leur défenseur leur explique qu'ils vont rester assignés à résidence, avec un bracelet électronique et interdiction de sortir du territoire. Ils acceptent de ne pas faire appel : cela aurait pu être bien pire. Leur voilier est saisi par les autorités poésiennes. Va-t-il être vendu ou deviendra-t-il le jouet d'un poésien haut placé ? L'argent que leurs traversées avaient rapporté leur a permis de payer les amendes fiscales décidées par les autorités françaises. Il ne leur reste plus d'argent de cette époque. Biens mal acquis...
Le temps passe. Ils sont attablés sur la terrasse d'un petit troquet qui donne sur le port où Pierre s'est installé. Il y a plusieurs mois qu'ils ne se sont pas vus. Un appel téléphonique de temps en temps. Ils sont contents de se retrouver. Pierre raconte sa vie.
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— J'ai trouvé une petite maison dans le village. Je suis heureux de voir la mer depuis ma fenêtre, Minus apprécie la vie à la campagne. Je vis tranquillement. J'ai vendu mon appartement à Paris et ainsi pu payer mes ex et financer les études de Paul et de son frère. Cette histoire les a fait mûrir. Ils se sont mis sérieusement au travail . Paul a terminé ses études et son frère est en dernière année. Je suis soulagé de ce côté. Je connais un patron-pêcheur que j'aide occasionnellement quand il y a un coup de bourre dans ses activités. Je garde ainsi un pied dans la mer, ajoute-t-il en riant. Et toi? demande-t-il à Antoine.
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— Un peu comme toi, mais dans le sud. Un petit patelin, vide l'hiver, un peu plus fréquenté l'été, mais qui reste tranquille. Isabelle est restée en région parisienne. Elle a encore deux ans avant la retraite, elle a refait sa vie. Clara va me faire bientôt un bébé. Grand-père ! Ça me fait tout drôle. J'ai des nouvelles de Willie.
Cette phrase déclenche un sourire radieux sur le visage de Pierre.
— Il est installé en Suisse où il a ouvert une agence de location de voitures. Tu te rappelles
son attirance pour les belles voitures ? Il y est associé avec ses cousins. Je n'ai pas demandé d'où venaient les voitures et à qui il les louait. C'est son affaire. Sa sœur a abandonné son travail précédent, elle est venue s'installer en Suisse. Ses enfants y sont scolarisés, elle va se marier avec un avocat et Willie pense faire sa vie avec une suissesse, un peu âgée, mais très riche, m'a-t-il précisé, ce qui est pratique pour les papiers d'après lui. Sa mère est arrivée de Sainte Poésie et vit avec lui. Il attend incessamment Délia et Victor. C'est incroyable. Je ne sais pas si nous saurons un jour quels ont été les véritables organisateurs de notre évasion. J'ai eu des nouvelles de certaines de nos anciennes connaissances. Le gouverneur et son cousin sont décédés dans un accident de voiture. Pas de chance, paraît-il, un gros camion sans lumière les a heurtés, dont le chauffeur a disparu. Je ne m'inquiète pas. Les affaires vont rester dans la famille.
Ils se taisent et regardent les vagues qui viennent lécher les bateaux de plaisance de la marina. Des mouettes rieuses semblent s'amuser à plonger, à planer et surtout à crier de leur voix puissante. Antoine poursuit :
— Je me suis découvert un nouveau centre d'intérêt qui est devenu une vraie passion.
— C'est quoi? l'interroge Pierre.
— L'ornithologie, l'étude des oiseaux, tu sais ?
— Oui, je connais. Qu'est-ce qui t'a attiré dans cette nouveauté ?
— Les oiseaux, ça vole.
Ils se regardent et éclatent de rire. La vie est étrange, parfois. Ils ne s'en sont pas si mal tirés!