Désolée de cette absence de quelques jours ! De petits soucis de santé...
Aujourd'hui, 3 chapitres pour suivre les aventures, parfois douloureuses, des
SKIPPERS EN POÉSIE
Et si cela se produisait dans la réalité ?
Les mésaventures des corsaires, pirates et autres trafiquants sont fréquentes dans les Caraïbes...
Mais, bien sûr, vous l'avez compris, seule mon imagination a pu créer ce récit rocambolesque ...
Qui s'embarquerait dans ce genre d'histoires???
9
Ils somnolent vaguement, inconfortablement installés, lorsque la porte s'ouvre brutalement sur le commandant en uniforme de parachutiste, accompagné de deux armoires à glace en uniforme kaki. Le bruit de la porte et des bottes les fait sursauter.
— Levez-vous, leur ordonne le commandant. La sieste est terminée. Vous avez eu la visite du bel Hector ? Quelle salade vous a-t-il servie ? De connivence avec les deux clowns qui vous ont visités hier à la demande de votre cher pseudo-diplomate. Ils se sont mis d'accord et vous ont proposé un marché. Un marché de dupes, autant que vous le sachiez de suite. Je les connais bien, ils ne sont absolument pas crédibles et vont mendier au plus offrant. Isidro, notre fringant gouverneur, plus trop fringant en ce moment, leur a promis quelques milliers de dollars. Comme ils sont toujours à la recherche de quelques sous, fauchés à quelques euros près pour payer leurs loyers, leurs sorties et leurs faux-frais, ils acceptent tous les marchés. Ils se présentent à tous les étrangers, le sourire aux lèvres, comme de loyaux compatriotes, et en ont floué un certain nombre. Votre histoire est alléchante et ils en espèrent un bon petit pécule.
Mais passons aux choses sérieuses. Vous allez me dire ce que vous savez maintenant. Mes hommes vont vous prendre un à un. Ce sont d'excellents professionnels qui ne laissent pas ou peu de marques. Qui veut commencer ?
Les deux soldats, les bras croisés ce qui leur donne un air de Rambo encore plus robustes, les regardent, un vague sourire aux lèvres, prêts à l'action.
— On va procéder par ordre alphabétique. Antoine, vous serez le premier.
Sans ménagement, les deux malabars le lèvent et sortent, le tenant chacun par un bras, ses pieds touchant à peine le sol, comme s'ils soulèvent un fétu de paille.
— Je reste avec vous, ajoute le commandant à l'adresse de Pierre. Je n'aime pas ces méthodes malheureusement indispensables pour obtenir la vérité.
L'entrevue dura une bonne demie-heure. Les deux soldats portent Antoine quand ils reviennent. Il a le visage rouge, les cheveux mouillés et peine à respirer. Les yeux fermés, il trouve cependant le moyen de faire un vague coup d'oeil à Pierre, un signe souvent utilisé dans leurs missions qui signifie que tout s'est déroulé comme prévu. Avant qu'ils ne s'emparent de lui, Pierre se lève et les suit volontairement.
— Vous êtes pressé, ironise le commandant.
Ce qui déclenche un rictus plus ou moins souriant chez Pierre. Le militaire comprend alors qu'il a affaire à des durs à cuire qu'il ne va pas être facile de faire parler.
Pierre a droit au même traitement que son ami. Plongé dans une bassine d'eau jusqu'à asphyxie. Son temps d'apnée étonne les deux tortionnaires. La plongée a fait partie de son entraînement. Le commandant a bien précisé : « Pas de marques ». Il lui ordonne ensuite de faire des pompes jusqu'à ce qu'il s'écroule, presque inconscient, et le replonge dans la bassine d'eau où il manque s'étouffer, sans souffle après l'éprouvant exercice précédent. Puis, il l'oblige à sauter à la corde jusqu'à ce qu'il tombe sur le sol, évanoui. Peur chez les soldats ! Il n'est plus très jeune, il ne faudrait pas qu'il fasse une crise cardiaque. Le fait est qu'il met plusieurs minutes avant d'émerger. Le dernier exercice, sans traces a bien précisé le chef, est de plier les genoux à grande vitesse, les bras tendus devant lui. Pierre est fatigué et ne tient guère plus qu'une cinquantaine de fois. Tassé par terre, il est incapable de se relever et les deux hommes doivent le traîner jusque dans la pièce à côté où le commandant les attend. Ils le jettent dans un coin contre Antoine dont les yeux fermés et l'extrême pâleur indiquent la fatigue. Le commandant s'assoit sur la seule chaise de la pièce, encadré par ses deux sbires :
— Messieurs, ceci n'est que le début. Nous sommes entre gens civilisés, ne me forcez pas à utiliser des méthodes vraiment brutales. Je n'ai pas l'âme d'un tortionnaire. Je vous écoute.
Antoine qui a un peu récupéré prend la parole :
— Nous avons été mandatés par International Sea Transport pour amener en Europe, dans des ports qui nous étaient indiqués avant le départ, des passagers avec leurs compagnes
et leurs bagages. Tous leurs documents étaient complétés et signés par les autorités
poésiennes. Ils faisaient déposer leurs bagages dans la cale. Nous indiquions simplement
l'emplacement pour l'équilibre de l'embarcation. Tout était visé par les services de police
et douaniers locaux, au départ comme à l'arrivée.
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— Vous ne vous êtes jamais interrogés sur la raison de ces voyages ? Tant pour les passagers que pour leurs encombrants bagages.
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— Les passeports et documents étaient corrects. En tant que skippers, nous n'avons pas le droit de fouiller leurs bagages. C'est aux autorités douanières de départ et d'arrivée de le faire.
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— Il faut arrêter de vous moquer de moi, s'emporta le commandant. Vous êtes si peu curieux que vous ne vous êtes pas étonnés des salaires mirobolants qui vous étaient offerts à chaque traversée ?
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— Nos contrats sont en bonne et due forme, légalement signés en Europe.
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— La Suisse est très tolérante, tout comme les îles Crocodiles où vous vous êtes rendus
pour le don du bateau.
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— Le siège social de International Sea Transport se trouve dans ces îles, proches de Sainte
Poésie. Nous y sommes allés non pour pas le don du voilier, mais pour signer un contrat de leasing que nous payons par une partie du coût des transports que nous effectuons pour cette société.
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— Vous savez à qui elle appartient, cette entreprise ?
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— Nous avons rencontré un chargé d'affaire local.
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— Arrêtez de vous moquer de moi. Vous allez prendre pour un maximum, je vous le
garantis.
Furieux, il sort à grande enjambées, suivi de ses deux sbires. Antoine s'inquiète pour Pierrequi a du mal à émerger de sa semi inconscience. Il sait qu'il a des problèmes cardiaques, même s'il en a minimisé l'importance lors de son retour de France. De plus, ils ne sont plus de première jeunesse, ni l'un ni l'autre.
— Pierre, tu te sens bien ? Enfin, pas trop mal ?
Son ami tente un vague sourire.
— Ça pourrait être mieux, mais je tiens le coup. Les avocats marrons sont peu doués , pourne pas dire pire, mais ils ont raison sur un point : nous devons nous en tenir à la version prévue. Mieux vaut passer pour des crétins naïfs que des narcos conscients.
Ils chuchotent car pas sûrs de ne pas être écoutés même dans cette salle aussi dénudée de tout.
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— Tu crois que nos familles sont prévenues ? Il faudrait qu'elles fassent du bruit dans la presse, du moins la tienne, car je doute que la mienne se bouge beaucoup, encore que le non-paiement des pensions alimentaires va peut-être faire réagir mes ex et mes fils.
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— Je l'espère. Je pense qu'Isabelle et Clara vont remuer ciel et terre. Clara est à même de prévenir la presse. Son copain actuel est plus ou moins journaliste dans une feuille de chou locale, mais c'est mieux que rien ! On va le savoir assez vite, si notre cher consul ou nos deux pseudos conseils nous rendent visite. Et ils vont le faire au moins pour nous présenter leurs honoraires. Il faudra bien qu'ils avisent nos familles s'ils veulent être payés. Je ne doute pas que, pour cela, ils vont nous visiter. Essayons de nous reposer car nous risquons d'autres séances.
Épuisés par leur interrogatoire, ils s'endorment en dépit du manque de confort offert par la dureté du sol. Ils sont réveillés par Luis qui, fidèle à ses engagements et certainement aussi grassement rémunéré, leur apporte leurs repas, plus mangeables que précédemment . Anita a du être augmentée ! Il n'a pas oublié d'y joindre deux grandes bouteilles d'eau qu'ils boivent goulûment. L'eau de la bassine de ce matin n'a pas apaisé leur soif. Alors qu'ils rangent dans les sacs plastiques les quelques reliefs de leur repas, après avoir poliment toqué à la porte, débarquent la grosse
Sylvana, son étrange assistant et le toujours élégant consul honoraire, tous avec le sourire aux lèvres.
— Ne vous dérangez pas, intime le pseudo-diplomate, je vous en prie.
Ils n'ont pas l'intention de se lever. Sont-ils en état de le faire ? Pas sûr . L'avocate s'affale sur la seule chaise tandis que l'échalas qui lui sert de portefaix, ouvre sa sacoche et en sort une liasse de documents. Toujours mondain, Marc le consul, s'enquiert de leur état.
— Vous êtes bien traités ?
Il doit plaisanter car à la vitesse à laquelle les informations circulent, il est certainement au courant de la séance du matin.
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— Autant que faire ce peut, répond sur le même ton Antoine. Le repas était bien meilleur.
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— Ah, mais quand elle le veut, Anita est une excellente cuisinière.
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— Surtout quand elle est bien payée, renchérit Pierre. Des nouvelles ?
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— Vous avez vu Hector ?
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— En effet. Et le commandant et ses acolytes également, une entrevue légèrement différente.
Les trois individus les regardent.
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— Vous avez les traits tirés et paraissez fatigués, mais vous n'avez pas de marques de
coups.
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— Ils savent y faire. On connait ces tactiques, je ne vous les expliquerai pas, vous n'en avez
rien à faire. On a dit ce qu'on savait : transport de clients et de leurs bagages que nous n'avons pas le droit d'inspecter, contrats légaux avec International Sea Transport, passages avec tampons le prouvant devant la police et la douane, tant au départ qu'à l'arrivée.
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— C'est la vérité, n'est-ce pas ?
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— La vérité a toujours une apparence. Mais je vous avoue que je n'ai pas l'esprit aux
pensées philosophiques. Nos familles ont-elles été mises au courant ? Y a-t-il une réaction des autorités françaises ? De International SeaTransport ? Est-ce que ça bouge, car le commandant n'a pas l'air de croire cette version édulcorée de notre job. Il veut faire tomber le gouverneur qui, si nous avons bien compris, est à la tête de tout ce trafic.
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— Doucement, doucement. Les murs ont des oreilles. Pour commencer, nous avons averti vos familles. Elles sont entrées en contact avec le quai d'Orsay et, également, si j'ai bien compris, avec des associations d'anciens officiers auxquelles vous appartenez. Aucune réponse de la part de votre employeur qui se présente comme un simple transporteur. Remonter la filière est compliqué.
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— Vous vous retrouverez aux îles Crocodiles, c'est à dire face à pas grand chose de concret. En Europe, ils n'ont que des bureaux plus ou moins factices en dépit des adresses prestigieuses. Ce sont de simples boîtes aux lettres sans intérêt. Il doit y avoir quelques comptes où l'argent transite, mais vous savez comme moi qu'à partir de certains montants, les banques n'ont plus ni yeux, ni oreilles, ni mémoire. Et le Quai d'Orsay ?
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— Alors là, n'y comptez pas trop. Ils ne veulent pas se mouiller et perturber leurs relations commerciales avec Sainte Poésie à qui nous vendons des armes, quelques avions, des céréales et où nous installons des supermarchés de marques françaises. Alors les problèmes et les différents de deux retraités de la Marine avec la justice poésienne, ce n'est pas trop leur truc. Ils vont vous fournir nourriture et boissons, des médicaments si vous en avez besoin, et écriront une protestation en bonne et due forme au ministre des Affaires Étrangères poésien qui y répondra en rappelant que son pays exercera la justice suivant le droit. Point barre. Nous sommes là pour vous aider.
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— Ne me racontez pas que vous n'avez pas vu Hector.
L'avocate hoche la tête et met un doigt boudiné devant la bouche pour faire comprendre aux deux hommes de ne pas parler.
— Votre fille a appelé l'ambassade, Antoine. Un sacré caractère ! Elle menace de publier ce
qu'elle appelle un scandale dans la presse. Pourquoi pas ? Les articles informeront les français. Les poésiens s'en fichent totalement. Cela fait longtemps que la population ne se fie plus aux déclarations des journalistes. Et puis, qui lit la presse française ici ? Non, vous devez vous en tenir à la vérité telle que vous nous l'avez livrée. La justice tranchera. C'est une version très plausible après tout !
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— Mais c'est la vraie version, il n'y en a pas d'autres. On a fait preuve de naïveté, voilà !
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— C'est le moins qu'on puisse dire. Maintenant, quant à savoir si la cour vous suivra ou
écoutera le commandant, qui devra jouer le rôle du procureur de ce procès ? Il vous faudra être très persuasifs, mais nous vous aiderons, nous connaissons bien le système judiciaire local.
Un long silence s'établit, chacun dans ses pensées. Antoine et Pierre se demandant comment ils sortiront de cet enfer, les trois autres attendant le moment pour eux crucial, c'est à dire la discussion concernant le versement de leurs honoraires. Sylvana considère que le temps d'une conversation sérieuse est venu.
— Nous entendons bien votre version et c'est la vérité que nous défendrons puisque c'est la vérité. Nous avons une déontologie que nous respectons.
Un ange armé d'une fourche passe dans un grand éclat de rire.
— Même si nous comprenons votre désarroi et compatissons, nous sommes malheureusement obligés d'aborder le problème des honoraires, car vous vous doutez bien qu'un procès a un coût, les documents, les traductions, les déplacements, les secrétaires, les témoins, les recherches...
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— Stop, l'arrête Pierre. Combien ?
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— Ne le prenez pas comme ça. C'est essentiellement pour vous rendre service.
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— Arrêtez votre cirque . Nous sommes une bonne affaire pour vous, pas plus . Le reste
vous importe peu, c'est votre boulot. On ne va pas épiloguer là-dessus. Vous n'avez pas la réputation d'être de fameux avocats, mais on n'a pas le choix. Les avocats du barreau français ne peuvent plaider à Sainte Poésie et n'ont peut-être pas la même vision de la justice, ni surtout le réseau de connaissances indispensable. Alors, je répète ma
question : combien ? Ne me répondez pas qu'il faut que vous calculiez. Vous connaissez depuis le début le montant dont vous allez nous taxer. Je vous écoute. -
— Cinquante mille.
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— Cinquante mille quoi ?
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— Cinquante mille euros payés en France.
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— Wouah ! Vous êtes chers! Avec garantie de réussite ?
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— Messieurs, la justice est ce qu'elle est, on ne peut pas prévoir la décision des jurés et des
juges. C'est une affaire complexe.
Le silence s'établit dans la pièce, chacun faisant ses comptes, Pierre et Antoine s'interrogeantsur ce qu'ils pouvaient payer, le consul calculant sa commission et les deux soit-disant juristes, le montant qu'ils leur resterait et résoudrait une grande partie de leurs soucis pécuniaires.
Sylvana reprend la parole :
— Si vous voulez une garantie de réussite, c'est possible, mais plus cher.
Son assistant et le consul la regardent d'un air inquiet. Elle va trop loin. La justice est, paressence, incertaine parce qu'humaine. De plus, ils savent que le commandant veut la peau du gouverneur et de sa famille. Il ne fera aucun cadeau aux deux français. Il saura être convaincant et n'aura pas de mal à accumuler les preuves. Il a un talent oratoire certain, contrairement aux deux verbeux ici présents. Pierre et Antoine ne répondent pas et attendent. Sylvana les regarde et assène :
— Cent mille euros contre la garantie que vous sortez d'ici.
Ses deux acolytes la regardent avec des yeux ronds. Elle est folle ou a abusé de la poudre blanche qu'elle prend régulièrement.
— Sylvana, réfléchis. Tu n'as pas le droit de donner des espoirs à ces deux malheureux.
Le consul joue les violoneux. L'assistant est tellement effaré qu'il en reste la bouche ouverte.
Le jeu lui semble trop gros pour eux, il est conscient de leurs possibilités mesurées.
Pierre et Antoine se regardent, assommés à la fois par la proposition et par le montant
demandé. S'is paient, ils perdront l'essentiel des bénéfices de leur travail avec Sea International Transport. Mais leur liberté vaut bien ça. Cependant, comment faire confiance à ces deux escrocs ? Ont-ils le choix ?
— Okay, mais paiement après notre retour en France, libres.
— La moitié, d'abord.
— Non, vingt mille avant. Le prix s'entend pour nous deux, évidemment.
— Il faut que je réfléchisse et que j'en discute.
— Faites vite, car je suppose que vous avez un plan.
La réflexion de l'avocate est rapide. Elle veut se saisir de l'affaire avant qu'on ne la lui
enlève, ce qui est possible, car, dans les milieux poésiens, elle fait grand bruit et plusieurs confrères risquent de se positionner.
— C'est d'accord. Mais vingt mille euros dans la semaine et le reste quand vous serez en France.
Antoine et Pierre n'ont guère le choix. C'est le prix de leur liberté.
10
Les deux avocats et le consul ne sont pas restés très longtemps en compagnie des deux français à qui ils ont laissé du linge de rechange, quelques affaires de toilette et des bouteilles d'eau. Luis est venu les chercher et les a raccompagnés dans l'horrible cachot d'où ils ont été extraits un peu plus tôt. Leur arrivée ne suscite guère de réaction dans la faune qui semble presque habituée à leur présence. Ils retrouvent leur coin que semble avoir gardé le jeune Willie. Il les salue d'un sourire édenté qui se voudrait accueillant. Antoine lui donne un paquet de petites galettes que leurs pseudos défenseurs avaient glissées dans leurs affaires. Il se jette dessus et les avale goulûment sans en offrir à ses congénères qui le regardent avec envie. Elles ne sont pourtant pas fameuses, mais quand on a faim !
Il finit le paquet à une rapidité surprenante, s'étouffant en partie à tel point que Pierre lui donne un peu d'eau. Le jeune homme soupire d'aise après ce moment de bonheur.
— Alors, interroge-t-il, vous avez vu la grosse et le bizarre ?
Les deux hommes se regardent se demandant comment les nouvelles peuvent circuler aussi vite, pratiquement en direct. Tous ont l'air au courant, les autres prisonniers leur paraissant, en dépit de l'obscurité, les regarder avec curiosité et attendre leur réponse. Ils parlent avec le jeune adolescent en espagnol, ce qui permet aux autres de comprendre. C'est certainement la raison pour laquelle il commence à leur parler dans un français certes hésitant et marqué d'un fort accent, mais tout à fait compréhensible.
— Elle vous l'a proposé ?
Pierre et Antoine froncent les sourcils et font mine de ne pas comprendre.
— Tout se sait à Sainte Poésie, encore plus en prison, insiste Willy. Méfiez-vous d'elle, et
marchandez. Il est certain qu'elle connait beaucoup de monde et pourrait vous faire
évader.
Ils le laissent parler sans l'interrompre.
— Elle a contacté certains de mes amis. Je pourrais vous aider car vous aurez besoin de
quelqu'un à l'intérieur de la Fortaleza. Je la connais comme ma poche. Face aux mutisme des deux français, il continue.
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— Je ne vous demanderai rien, sinon de me prendre avec vous.
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— Mais nous avons juste parlé du procès qui sera instruit par le commandant.
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— Lui, c'est un juste, honnête et tout. J'espère qu'il est bien protégé. Il a déjà échappé à
deux attentats. Il a choisi d'envoyer ses enfants en France pour les mettre à l'abri . Il croit
qu 'on ignore où ils logent, mais ils le savent.
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— Ils ? C'est qui ?
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— Ceux qui veulent sa peau, et ils sont nombreux. Sa femme a refusé de partir avec les
enfants. Ils restent là tous les deux à faire front face à un ennemi puissant qui les laisse en vie encore pour la façade vis à vis de l'étranger. Si un jour, ils décident qu'ils en font trop et risquent de devenir un obstacle, ils n'hésiteront pas.
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— Ils ? C'est qui ? Quel rapport avec nous ?
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— Ils, ce sont ceux pour qui vous travaillez.
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— Mais nous avons fait des traversées pour une entreprise International Sea Transport. Le presque enfant éclate de rire, un rire sardonique qui dure.
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— Ne me dites pas que vous y croyez ? Vous êtes encore plus bêtes que je ne le pensais. Je
me demande si je peux vous faire confiance pour partir avec vous.
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— Que racontes-tu ?
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— Toute l'île sait que le gouverneur est à la tête de cette soit-disant entreprise, qui est le
nom officiel du plus gros narcotrafic de l'île et même de la région. On ne vous l'a jamais dit, lors des réceptions auxquelles vous étiez invités, ni auprès des jeunettes que vous rameniez sur votre bateau ? Ni Anita dont le restaurant appartient au gouverneur, ni la gentille Yalisa dont toute la famille est employée par Isidro, employés de maison,
hommes à tout faire, jardiniers etc... Vous êtes d'une crédulité qui frise la bêtise. Le
commandant ne croira jamais que vous n'étiez pas au courant, tout le monde le sait ! Antoine et Pierre avaient l'impression qu'un piège bien établi se refermait sur eux, qu'il les
coinçait et qu'ils risquaient fort de rester bloqués sur cette île pour des années, s'ils réussissaient à en sortir un jour .
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— Leur cruauté n'a d'égale que leur rapacité. Ils ont empoisonné les chiens du commandant auxquels sa femme est extrêmement attachée par pure méchanceté. Ils ont ensuite rapporté un couple de dogues du Brésil, des Fila Brasileiro, qui ne la quittent pas d'un pas et qui dorment avec eux. Ils se sont rendus au Brésil pour l'enquête de l'affaire Barbatrech qui implique de nombreuses personnalités politiques et économiques, ce sont les mêmes, de Sainte Poésie. Ils ont deux gardes fidèles qui veillent. Mais, les autres, s'ils le veulent, ils les exécuteront sans problème. Vous comprenez qui vous affrontez ?
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— Nous n'avons rien à voir avec ces gens-là.
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— Mais oui, vous êtes leurs employés. Ils ne vous soutiendront pas. Pour l'instant, ils vous
surveillent, de près. Ils ne vous pardonneront pas le moindre faux-pas.
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— Nous avons dit au commandant juste la vérité. Nous transportions des passagers, leurs
invitées et leurs bagages pour cette entreprise dont nous avons rencontré le représentant .
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— À Paris, en Suisse ou dans les Îles Crocodiles ?
Mais comment ce gamin à peine sorti de l'enfance, issu certainement d'un bidonville desplus pauvres, qui trempait dans toutes sortes de trafics, pouvait-il être au courant de tout ça ? Ils étaient les seuls à ne rien savoir dans cette histoire.
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— Donc, elle vous a proposé ses services pour vous ramener en France, la grosse Sylvana ? Son prix doit tourner autour de cent mille dollars. Ses honoraires de vingt mille sont- elles incluses ? Car elle est chère alors qu'elle n'est pas très efficace.
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— Comment sais-tu cela ?
Il sourit de ce même sourire triste et noir.
— Vous êtes tellement naïfs que vous me peinez. Je me demande même parfois si vous
n'êtes pas des malins sous vos airs innocents. J'avoue que j'ai du mal à vous jauger. Pas grave. Je veux bien vous aider à condition que je vienne avec vous. Pas d'entourloupe car je vous retrouverai. J'ai une sœur qui travaille pour des cousins en France, à Lyon. Vous connaissez ?
Les deux hommes approuvent d'un hochement de tête.
— Mes cousins ne sont pas des tendres et nous avons l'esprit de famille. La grosse Sylvana
a déjà pris quelques contacts pour son opération et j'en suis.
Inutile de démêler le pourquoi du comment dans cette histoire. Ils n'ont pas le choix et
doivent en passer par ces gens d'un autre monde s'ils veulent s'en sortir.
— Elle vous a promis de vous rendre la liberté ou simplement de vous ramener dans votre
pays ?
Bonne question ! Antoine et Pierre essaient de se remémorer la conversation. En effet, elle
peut se débrouiller pour les ramener en France menottes aux poings. Ce sera une chose à préciser. Comment ? Ils ne vont pas élaborer un contrat écrit. Bien obligés de se contenter des paroles et de leurs mémoires. Ils en sont à faire presque plus confiance au jeune Willie qu'au consul et aux avocats chargés de leur défense.
— Je connais son plan.
Pierre et Antoine se regardent, plus rien ne les étonne dans cette histoire dans laquelle ils plongent. Ils attendent la suite.
— Elle a l'intention d'attendre le procès pour connaître le verdict. Si les peines sont inférieures à cinq ans, elle attendra. Quelques réductions de peine et vous repartirez chez vous. Mais ce n'est pas son intérêt car elle n'encaissera que les vingt mille dollars. Son intérêt est que vous soyez condamnés à de lourdes peines pour qu'elle mette en place son plan à cent mille dollars. Elle plaidera très mal, ce qui ne lui sera pas difficile, soit dit en
passant . Elle planifie de vous faire quitter la Fortaleza en hélicoptère.
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— En hélicoptère ?
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— Oui ! En payant, cela se trouve facilement. Avec cent mille dollars, ici, vous tuez père et
mère, oncles, tantes et le reste de la famille, les voisins y compris. Alors un hélicoptère,
sans problème.
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— Où ira-t-on avec un tel engin ? Pas loin .
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— Vous n'allez pas traverser l'Atlantique avec un hélico. Il vous mènera jusqu'au port
principal de Sainte Poésie où vous embarquerez sur un des nombreux bateaux chargés de containers qui traversent l'océan. Vous débarquerez dans un port européen et à vous la liberté. Enfin, du moins l'Europe. Car la justice risque de vous y attendre.
Le plan est vraisemblablement déjà élaboré et bien avancé.
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— Mais le commandant et ses hommes ne sont pas au courant alors que vous le savez
déjà ?
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— On ne fréquente pas les mêmes personnes. On a du temps pour la mise au point. Il faut
attendre le procès, mais qui se tiendra dans l'année car le commandant est pressé. Encore plusieurs mois à attendre et vivre en prison, dans ces conditions. Les deux hommes
sont atterrés. Cela leur semble insurmontable.
— Ne vous inquiétez pas. Je la connais, la grosse. Elle va vous obtenir de meilleures
conditions dans une prison moins dure ou dans une résidence surveillée. Mais il ne faudra pas perdre contact. Je pourrais peut-être vous suivre. Je vais me débrouiller. Je crois que c'est possible.
L'avenir s’annonce sous des auspices vraiment très sombres. Pour tenir, ils doivent se fixer des objectifs précis, à court terme et atteignables. Le premier, sortir de l’enfer de la Fortaleza et attendre le procès avec une certaine sérénité, enfin autant que faire se peut.
On ne vient pas les chercher pour les interroger. Autres méthodes. Certains jours, Luis est aux abonnés absents et oublie de les nourrir, même pas d'eau. Willie les aide dans ce cas et leur trouve du riz, des haricots rouges, de l'eau. Comment fait-il ? se demandent Pierre et Antoine. Pour avoir survécu dans l'enfer d'où il vient, il est capable de se débrouiller. Il reçoit des colis extérieurs de sa famille, de ses amis ou complices. Il trafique également avec les autres prisonniers dont il les protège et qui les laissent tranquilles. Les deux français restent cependant méfiants et sont obligés de faire confiance au jeune adolescent, sachant qu'il doit se vendre au plus offrant. Pour l'instant, ils sont les plus intéressants, mais ils savent qu'il n'hésitera pas s'il trouve mieux.
Cette incertitude quotidienne, repas, boissons, ou rien, possibilité d'aller aux toilettes ou refus de Luis, cette faune inquiétante qui rôde autour d'eux, les minent. Ils sombrent peu à peu dans une dépression qui les mène vers la folie. Willie s'en rend compte et sait que c'est le but recherché . Plus de visites de la grosse Sylvana, de son assistant ni du consul. L'argent n'a pas dû arriver de France. Le jeune adolescent a tout intérêt à conserver les deux français opérationnels s'il veut partir avec eux.
Comment se débrouille-t-il ? Toujours est-il que Luis brusquement redevient le gardien attentionné qu'il était. Menaces ? Argent ? Les repas redeviennent réguliers, le droit d'utiliser la douche des gardiens leur est accordé, des vêtements propres leur sont régulièrement déposés. Ils trouvent un jour, dans le sac de nourriture, un téléphone. Ils le sortent sans aucune prudence sous les yeux envieux des autres prisonniers, bien qu'ils soient quelques uns à en posséder. Willie se dépêche de le cacher dans une poche de son vieux jean. Il leur explique qu'il l'a demandé à Luis et que le consul le leur a fait parvenir. Un numéro est inscrit sur un papier crasseux collé sur l'appareil.
— Apprenez-le par cœur et déchirez le papier. N'appelez pas . Attendez.
Attendre, mais attendre quoi ? Trois jours après, une sonnerie au rythme de salsa résonne dans la poche du vieux pantalon de l'adolescent. Il en sort le téléphone et le tend à Antoine.
— C'est pour vous, lance-t-il au français engourdi.
Il prend le téléphone et machinalement répond :
— Allo !
— Papa, c'est Clara.
Incapable de répondre, il ne peut que pleurer, se demandant presque si c'est un ultime moyen de le torturer. Mais la voix aimable de sa fille insiste :
-Papa, c'est moi, Clara, ta fille. Réponds-moi !
-Où es-tu, ma chérie ?
Il a soudain peur qu'ils n'aient réussi à la faire venir, pour faire pression sur eux.
-À la maison, avec maman. Je ne te demande pas comment tu vas. Je t'entends et c'est
déjà miraculeux.
-Qui t'a donné ce numéro ?
-Je l'ai reçu par sms. J'ai vu que c'était un numéro de Sainte Poésie. Méfiante. Mais j'ai
appelé un peu par hasard, et par curiosité. Nous avons reçu d'une certaine avocate une
demande de virement pour assurer votre défense avec un numéro de téléphone français.
Je suis tombée sur une espèce de standardiste, qui m'a assuré être la secrétaire française
d'une avocate prénommée Sylvana, chargée par le consulat d'assurer votre défense. J'ai
cherché qui elle est vraiment. Anciennement au barreau de Versailles, mais rayée pour
des raisons pas très claires. Avec toujours un compte dans une banque française où nous
devons virer l'argent demandé. J'ai contacté les fils de Pierre qui ont reçu les mêmes
directives. C'est sérieux ? On va payer, il faut que vous sortiez de cet enfer. Nous
sommes prêtes à faire le voyage.
-Non, surtout pas. Vous ne venez pas, ni maman, ni toi, ni les enfants de Pierre. Trop
dangereux. Tu n'imagines pas ! Je pense qu'il faudra payer, peut-être plus. Selon les
résultats. Je t'expliquerai. Mais il faut être prudent, ce sont des escrocs. À la limite, le
commandant qui sera le procureur instruisant l'affaire est le plus honnête. Je sais, c'est
paradoxal, mais on n'en est plus à une contradiction près. Si tu savais .
Papa, vous n'êtes pas coupables. Il faut vous défendre.
Clara, c'est compliqué à expliquer. La vie n'est pas que noire ou blanche, c'est plus
nuancé.
Un silence au bout du fil. A-t-il détruit l'image que Clara avait de son père, grand, beau, fort, honnête ?
-
— Bon d'accord. Je fais quoi ? Pour l'argent ? Tu as cette somme ? Car c'est beaucoup . Maman s'inquiète.
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— Ça va aller, ma chérie. Je vais parler à Maman. Ce n'est pas le top comme tu dis, ajoute- t-il pour détendre l'atmosphère, mais on tient le coup.
La voix inquiète d'Isabelle résonne au bout du fil. Il la connait depuis si longtemps, il la sent tendue, fatiguée.
— Comment allez-vous ? Vous mangez convenablement ?
Une réaction de femme, de mère presque, qui le ferait sourire dans d'autres circonstances. Elle ajoute, chuchotant presque.
— Antoine, les vacances ? La piscine? Le tennis ? C'est ça.
Il ne répond pas, il a peur que les conversations soient écoutées et enregistrées. Toute confiance a disparu.
— Isa, cela va s'arranger.
Cela fait très longtemps qu'il ne l'a pas appelée ainsi. Elle comprend ses angoisses.
-
— Peut-on vous faire parvenir des colis ?
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— C'est un milieu difficile à imaginer. Je ne pense pas que ce soit possible. Mais on se
débrouille.
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— Pour l'argent, je fais comment ? Clara a parlé aux fils de Pierre qui se demandent,
comme nous, comment faire, pour réunir cette somme.
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— Tu as une procuration sur mon compte.
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— Mais on n'a pas cette somme à la banque.
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— Je te parle de la procuration que je t'ai donnée il y a quelque temps en te disant de bien la
conserver en cas de besoin. Tu as ri en demandant si c'était pour mes obsèques. Tu l'as
toujours ?
— Bien sûr, je l'ai rangée dans le petit coffre où je mets les documents de la maison, le
livret de famille.
Il l'interrompt. Il a peur que le communication soit coupée.
— Récupère-la. Rends-toi à l'agence indiquée et retire l'argent demandé. Je me débrouillerai
ensuite avec Pierre.
Isabelle ne répond pas. Elle ne demande pas si il y a assez d'argent pour payer la somme
demandée par les avocats. Elle sait, elle a compris.
— Pour commencer, tu ne vires sur le compte qu'ils t'ont communiqué que la moitié.
— D'accord.
Réponse laconique. Le téléphone n'est pas le meilleur endroit pour les explications.
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— Clara va téléphoner aux fils de Pierre. Tu n'as vraiment besoin de rien d'autre ?
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— Ne m'oubliez pas. Croise les doigts, ajoute-t-il en riant, et reste zen. Ça va aller. Tu as
toujours tes petits bouddhas un peu partout dans la maison et le jardin ? Dis- leur de ne
pas nous oublier. Je t'embrasse.
Isabelle raccroche sans ajouter un mot. Heureusement qu'elle est là !
Willie reprend le téléphone que certains prisonniers ne lâchent pas des yeux. Ils n'oserontpas s'attaquer à lui, ils connaissent sa rapidité de réaction et sa férocité cachée sous ses airs d'adolescent attardé. S'il a survécu, c'est bien grâce à ça, violence et apparence.
Les jours s'étirent, longs et toujours aussi incertains.Pierre et Antoine attendent, mais ne savent plus ce qu'ils attendent. Ils ont perdu toute notion du temps qui passe. Parfois, ils demandent la date du jour à Willie. Déjà deux mois qu'is sont dans cette nasse. Luis arrive sans prévenir et leur ordonne de le suivre. Willie se lève aussitôt et ricane quand le gardien lui clame :
— Pas toi.
Le jeune le regarde et lui murmure quelques mots inaudibles aux deux français. Luis baisse la tête et les conduit tous les trois hors du cachot. Ils suivent de longs couloirs qui le mènent dans une cour remplie de soleil dont la soudaine clarté, qu’ils ont oubliée, les éblouit. Ils ont un recul, presque l'envie de retourner se cacher dans leur geôle. Luis les pousse vers une voiture rouge dont la couleur dénote dans cette atmosphère lugubre. Willie est fasciné par le véhicule qu'il admire.
— Elle est belle, j'espère avoir la même un jour.
Pierre et Antoine le regardent en se demandant si finalement il n'a pas la recette du bonheur. Le moment présent, sourire de plaisir, sans regretter le passé et sans se soucier de l'avenir. La porte s'ouvre et Luis les pousse à l'intérieur du véhicule où ils retrouvent au volant un des assesseurs du commandant précédemment connu lors de leur interrogatoire, tandis que Willie exprime sa joie face aux sièges de cuir et au tableau de bord électronique. Il demande s'il peut toucher en avançant la main. Un coup de matraque l'arrête vite. On ne perd pas si vite les bonnes habitudes !
Ils sont tassés tous les trois à l'arrière du véhicule, avec un chauffeur totalement mutique et à la conduite brutale, évitant piétons et deux roues à grands coups d'avertisseur qui font se ranger les autres usagers. Inutile de demander où il les mène, même Willie ne s'y risque pas. Il leur indique en passant la mer bleu turquoise, la cathédrale, il se signe en passant devant, ça ne peut pas faire de mal ! Presque une balade touristique. Ils quittent la vieille ville et se dirigent vers les quartiers périphériques, plus récents, avant de s'arrêter face à une maison blanche, moderne, entourée d'un petit jardin, clos par une palissade surmonté de « dents de requin », un système courant pour protéger les domiciles des cambriolages sur lesquels un certain nombre d'apprentis cambrioleurs se sont empalés. Les risques du métier. Le grand portail métallique s'ouvre, une commande électronique certainement qui ravit Willie. Ce n'est que lorsque le portail est refermé que le chauffeur débloque les portières en leur ordonnant de descendre.
La porte de la maison s'ouvre sur le deuxième comparse dont ils avaient fait connaissance précédemment. Willie le salue en le prenant dans ses bras affectueusement. Il explique aux français que c'est un ancien voisin. Pierre et Antoine ont l'impression de nager en plein délire. Ils attendent dans la vaste entrée. Carrelage blanc, murs vert olive, quelques cadres, des meubles sombres. Leurs anges gardiens leur font signe de la tête de les suivre et les mènent par un couloir jaune criard vers
l'arrière de la maison. Ils aperçoivent une cuisine où une femme s'affaire sans lever la tête à leur passage. Ils ouvrent deux portes et leur indiquent ce qui semble être leurs chambres. Blanches, grand lit massif, couvre-lit rouge, un fauteuil, une table de chevet, une ampoule pendant du plafond. La décoration est sommaire, mais cela leur semble luxueux après des semaines de cachot. Une fenêtre donne sur le jardin qu'ils ouvrent avec un grand sourire. Une salle de bain fait face aux chambres. Willie est traîné vers une petite pièce qui doit être à l'origine réservée aux domestiques. Un vrai luxe pour lui qui s'extasie devant un lit avec un matelas, une chaise de plastique blanc, une minuscule douche, un lavabo et des toilettes. Une fenêtre éclaire la petite pièce et une ampoule recouverte d'insectes donne une faible lueur jaunâtre. Il exulte face à cette chambre comme il n'en a jamais eue.
— Je remercie Dieu d'avoir croisé votre route. C'est mon destin et je sens que je vais réussir. Je pourrai enfin aider ma mère.
Il se signe plusieurs fois en riant. Il est sincèrement heureux !
Antoine et Pierre ne partagent pas vraiment sa joie, mais semblent soulagés de ce changement de conditions de vie, tout en se demandant ce qu'il cache. Rien n'est gratuit, la suite les inquiète. Cependant, ils décident de copier l'attitude du jeune homme. Ils ont quitté un enfer et essaient d'apprécier cette pause, même si elle n'est que provisoire et pose plus de questions qu'elle n'en résout.
Ils prennent une douche pour se rafraîchir de cette chaleur tropicale humide qui leur colle à la peau. Ils ont l'agréable surprise de trouver des vêtements propres sur le fauteuil de leur chambre, chemise blanche à manches courtes, pantalon de toile, sous-vêtements, chaussures de toile. Dans la salle de bain, serviettes de toilette propres, savon, shampoing, matériel de rasage, eau de toilette. Ils y restent longtemps, appréciant l'eau tiède qui coule sur leur corps, essayant de ne penser à rien d'autre qu'à ce plaisir fugitif. De retour dans leurs chambres, ils choisissent de rester seuls un moment : cela fait si longtemps qu'ils vivent dans la promiscuité qu'ils apprécient cette solitude, simplement perturbée par les bruits de la rue, du voisinage, des oiseaux, les signes d'une vie normale qu'ils ont oubliée.
Quelle n'est pas leur surprise de voir débarquer Willie méconnaissable, vêtu de propre, shampouiné, lavé à tel point qu'il paraît beaucoup plus clair de peau et surtout qui ressemble maintenant à un vrai adolescent, vêtu d'un pantalon blanc, d'un tee-shirt bleu clair, de tennis blancs et d'une casquette rouge. Il se présente à eux avec un énorme sourire et joue le mannequin en se tournant et retournant d'un geste gracieux et presque élégant.
-
— J'ai discuté avec la cuisinière. Venez, elle va nous servir un vrai café et quelques gâteaux. Laissez tomber vos questions! Chaque chose en son temps. On profite de ce que la vie nous offre, ce n'est pas si fréquent.
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— Tu sais pourquoi nous sommes là ?
Il sourit un peu mystérieusement.
— Je suis aux renseignements. Je vous tiens au courant. Avec mon ancien voisin, etquelques cousins aussi.
Il part en courant dans le couloir, vers la cuisine, galopant tel un gosse heureux, ce qu’il est.Ni les noirceurs, ni les crimes, ni toute sa vie passée, ne lui importent. Pas de remords ni de conscience. Seul compte l'instant !
La cuisinière au cou de laquelle Willie saute en l'embrassant (une tante ? Une cousine?une copine ? Va savoir!) leur a préparé, sur la table de la cuisine, du café, un grand pot de sucre en poudre et des gâteaux secs. En d'autres temps, les deux français auraient à peine touché à ce goûter qui ne correspond pas à leurs saveurs européennes. Mais ce jour-là, il leur semble un vrai festin de roi. Devant l'air surpris de Willie quand ils refusent les généreuses cuillerées de sucre en poudre dont il veut arroser leur café, ils finissent par accepter, eux qui ne buvaient que des expressos . Ils apprécient ce café rustique plus proches d'un sirop que d'un pur arabica. Ils savourent cette liberté de mouvement et ce retour à une vie presque normale après la prison.
Ils s'installent tous les trois dans les mecedoras (terme local désignant les rocking-chairs) de la varangue comme dans toutes les maisons poésiennes, se balançant doucement dans la fraîcheur
relative du soir et appréciant cette pause dans le temps. Willie leur raconte que c'est la première fois qu'il peut s'y bercer. Il en a souvent vu dans les belles maisons, mais n'a jamais pu s'y poser.
— Un rêve, ajoute-t-il.
Un terme qui laisse les deux français pantois. Finalement, on peut trouver du rêve partout,
c'est juste une question de mesure ! Le temps semble s'être arrêté, au moins provisoirement.
Combien de temps restent-ils là ? C'est la nuit qui les ramène à la réalité et la cuisinière qui vient
leur annoncer le repas du soir. Soupe parfumée à la coriandre, purée de patates douces et de bananes
plantains, petits morceaux de poulet dans une sauce piquante, ananas. Willie précise en souriant que
le fruit est prévu pour eux car dans la cuisine traditionnelle poésienne, il n'y a pas de fruits en
dessert. Pierre et Antoine saluent et remercient la femme. Ils demandent au jeune homme s'ils
peuvent lui donner un petit pourboire. Hésitant, l'adolescent entame une discussion avec elle, assez
longue. Elle semble d'abord refuser, puis hésiter avant de baisser la tête en acceptation. Il s'ensuit
une explication un peu confuse de Willie qui précise qu'elle a des enfants et une grand-mère
malade. On retrouve toujours les mêmes raisons. Impossible d'en extirper la vérité. Peut-être même
va-t-elle partager avec le jeune homme qui précise qu'en dollars, c'est préférable. Décidément, le
même système à tous les niveaux. Les voyant prêts à sortir un billet de dix dollars, Willie les arrête :
— C'est trop, deux ou trois dollars, cela suffit. On verra plus tard !
Cette journée surprenante a fatigué les deux hommes qui, sitôt le repas terminé, regagnent leur chambre. Ils s'étreignent longuement avant de se séparer, la gorge serrée. Quel avenir les attend ? Rien n'est gratuit .
11
La nuit est calme, pas de bruits furtifs des autres prisonniers, de portes qui claquent, de cris plaintifs. Une nuit tropicale, percée de grincements d'insectes, de quelques bruits lointains de musique. Dans des draps propres, dans un vrai lit, sous une moustiquaire qui arrête les moustiques dont on entend juste les vibrations. Où vont-ils se réveiller ? Que leur mijote-t-on ?
Leur journée commence par un petit déjeuner local que la cuisinière, qui leur dit s'appeler Milena, a amélioré pour les Européens, de café, de pain, de beurre et de confiture tellement sucrée qu'il est inutile d'en chercher le fruit d'origine. Elle le complète d'un jus de fruits. Les quelques dollars distribués la veille sont efficaces. Willie se jette sur les saucisses nageant dans la graisse, les bananes plantains qu'il agrémente de spaghettis. Il ne doit pas souvent déjeuner ainsi. Pierre et Antoine attendent qu'il ait tout englouti avant de l'interroger.
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— Sais-tu quelque chose ?
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— Doucement, répond-il avec son accent prononcé. J'attends des précisions ce matin. Dès
que j'ai les renseignements, je vous préviens, promis. Profitez tranquillement de votre
temps. J'ai réussi à vous trouver des journaux et des livres en français.
Mais comment fait ce gosse ? Enfermé comme eux, il se procure des objets introuvables,sans parler des secrets qui pour lui n'en sont pas. Ils n'ont plus qu' à prendre leur attente en patience. La journée se déroule tranquillement, sinon leur inquiétude. Willie se délecte des télénovelas et des policiers américains diffusés en permanence par la télévision. Délia a un appareil dans la cuisine et ils vivent tous les deux les mésaventures des superbes héroïnes dans leurs magnifiques maisons et les courses poursuites des policiers du FBI. Une scène presque surnaturelle pour les deux français enfermés dans cette île dite paradisiaque au bout du monde dans l'attente d'ils ne savent quoi.
La journée s'écoule sans événement notable. Le repas du soir se conclut par la distribution de quelques pièces à Délia, ce qui semble être devenu un rituel. Il est vrai qu'elle est beaucoup plus souriante et que la qualité des repas s'améliore nettement. Fruits frais, légumes, poissons, viandes. Le téléphone que Winnie garde toujours précieusement alors qu'ils profitent de la fraîcheur nocturne sur la véranda sonne. Il décroche et aussitôt tend le téléphone à Antoine. C'est Clara.
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— Le virement est fait.
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— Ne donne pas de précision, ni somme, ni nom. La moitié ?
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— Comme tu nous l'as demandé. Maman est allée retirer la somme et a suivi les
instructions. Vous allez bien ?
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— Nettement mieux. Nous sommes prisonniers dans une maison plutôt confortable, bien
nourris. Mais dans l'incertitude. Nous ne savons pas ce qu'il va se passer.
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— Ici, les journaux commencent à en parler. Nous avons été contactés par de nombreux
journalistes.
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— Motus et bouche cousue.
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— Évidemment. Il y a le cercle des anciens officiers de la Marine qui a demandé à nous
voir. Que fait-on ?
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— Vous leur dites que vous ne savez pas grand-chose et que l'ambassade s'occupe de
l'affaire.
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— Paul, le fils de Pierre, est avec moi et voudrait parler à son père.
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— Je le lui passe. Prenez soin de vous. Je vous embrasse.
Il n'a pas demandé à parler à Isabelle qui ne semble pas avoir envie d'entamer une discussionavec lui. Le temps des explications viendra assez tôt, s'il vient. Il donne le téléphone à Pierre en lui disant simplement , Paul . Son ami attrape l’appareil, les larmes aux yeux. Il ne pensait pas que son fils s'inquiéterait de son sort. Ils discutent quelque temps, de façon neutre, presque de la pluie et du beau temps. Paul est inquiet, mais semble faire face. Clara est une aide efficace et active. Ils ressortent de cette communication plus optimistes.
Willie disparaît après qu'ils ont entendu le portail s'ouvrir. Il reste absent une bonne trentaine de minutes. Pierre et Antoine attendent, en dépit de leur envie de regagner leur chambre. Ils pensent
que cette visite nocturne pourrait bien les concerner. Willie revient avec un visage sombre. Fini le sourire du gosse heureux de vivre. Il s'installe sur une des chaises.
— J'ai eu des nouvelles. À la fois soulageantes et inquiétantes.
Ils sont toujours étonnés du vocabulaire précis et parfois recherché de ce gosse de la rue qui leur est devenu indispensable. Leur seul lien avec le monde extérieur.
-
— Vous êtes là sur ordre du commandant. Il veut vous remettre en forme avant le procès, bien nourris, lavés, presque souriants. Car le procès est pour bientôt, dans une dizaine de jours.
-
— Et nos avocats ?
-
— Pfff ! Ils ne servent à rien. Sont-ils même au courant de la date du procès ? Il semble
qu'ils n'ont reçu que la moitié de la somme demandée pour leurs honoraires.
-
— En effet, c'est ce que nous avons demandé à nos familles. Ils ne se sont même pas
déplacés pour nous visiter.
-
— Je ne sais même pas s'ils sont au courant de votre changement de résidence. Peut-être
sont-ils retournés à la Fortaleza ? Je vous le répète, ce sont des incapables. Seul l'argent les intéresse. Vous avez bien fait de ne leur donner que la moitié. Ils vont se remuer pour vous trouver et demander le solde.
-
— Ont-ils développé un plan argumentaire pour notre défense ? Willie éclate de rire.
-
— Un plan ? Une défense ? Mais ils n'ont rien du tout, ils attendent. Ils ne sont pas de taille
face au commandant qui va instruire le procès.
-
— Le verra-t-on avant ?
Le jeune homme lève les bras en signe d'ignorance.
-
— Tenez-vous à votre version. Il n'y a pas d'autre issue. Il va demander le maximum pour
l'exemple.
-
— C'est à dire ?
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— Minimum vingt ans.
Cette perspective laisse les deux français assommés. Ils savent que Willie est au courant debien des choses et qu'il ne va pas leur balancer une information sans une quasi certitude. Vingt ans dans cet enfer. Ils retourneront en prison, l'épisode dans la maison n'est que provisoire. Il n'y a pas d'accord d'extradition entre la France et Sainte Poésie . Le commandant mène un combat dont ils sont les victimes non pas innocentes, mais les victimes tout de même. Contre le narcotrafic, la corruption, le clientélisme, le système en place. Il ne va pas les rater. Il ne leur reste plus qu'à s'accrocher à cette idée folle d'évasion, à laquelle ils ne croient que très partiellement.
La nuit est agitée pour les deux hommes. Le lendemain après-midi voit débarquer la grosse Sylvana, son étrange assistant et le soit-disant consul. Ils les saluent presque chaleureusement. L'argent est arrivé, au moins en partie. Ils viennent se renseigner sur la deuxième partie du versement. La cuisinière leur sert un café. Les trois visiteurs demandent à leur parler en privé.
— Nous sommes entre nous, rétorque Pierre.
Sylvana, boudinée dans un robe moulante rouge et noire qui laisse déborder ses formes voluptueuses et toujours juchée sur ses interminables talons dont on a l'impression qu'ils vont céder sous le poids supporté, leur indique de sa main couverte de bijoux, le jeune homme.
— Ah, non, lui, il reste !
L'étrange assistant hoche la tête pour prouver sa méfiance, tandis que le consul souffle bruyamment.
— C'est comme ça, surenchérit Antoine. À prendre ou à laisser. Vu votre efficacité et votre diligence, la porte vous est grande ouverte.
Willie sourit aux anges, tandis que les deux français se lèvent et se dirigent vers la porte du salon où ils ont été introduits par Déliaa.
Résignés, les trois visiteurs s'enfoncent dans leurs sièges. Le consul prend la parole :
— Votre procès est pour bientôt. Vous êtes ici pour vous remplumer et vous remettre en
forme.
-
— Nous le savons.
-
— Ah !
-
— Nous avons aussi nos sources d'informations. Heureusement, car vous étiez aux abonnés
absents ces derniers temps.
-
— Nous sommes très occupés, répond d'une voix triste et terne l'étrange assistant, en
secouant sa crinière.
-
— Non, vous attendiez surtout le virement.
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— Justement, glapit Sylvana de sa voix étrangement douce, il semble que seule la moitié de
nos honoraires ait été versée.
-
— Vos honoraires ? Par rapport à quel travail ?
-
— Nous avons fait de nombreuses recherches et remué pas mal de réseaux.
-
— Pour quels résultats ? Vous nous laisserez vos dossiers, je suppose.
-
— C'est à dire que tout n'est pas publiable.
-
— Qu'avez-vous fait, à part vérifier l'arrivée de l'argent sur votre compte en France, où, je
vous signale, chère Madame, vous ne pouvez plus exercer. Le barreau de Versailles vous
a rayée de ses cadres !
Sylvana eut une mimique de poisson qui manque d'eau, avant de se reprendre.
-
— Ce fut une erreur qui va se réparer d'ici peu. Cela n'entrave en rien ma position d'avocate à Sainte Poésie.
-
— Connaissez-vous seulement la date du procès ?
Silence, que Willie interrompt :
— Dans quinze jours.
Le consul et les deux juristes restent cois, mis à mal par un petit voyou qui en sait plusqu'eux.
-
— Quelle est votre stratégie ?
-
— Nous voulions justement en discuter aujourd'hui.
-
— Parce que vous n'avez rien préparé ? Vous nous avez laissés croupir dans le cachot de la
Fortaleza, sans nourriture...
-
— Un peu tout de même !
-
— Vous vous foutez de nous ? Je ne sais même pas si nous serions encore en vie si nous
n'avions pas été aidés par ailleurs.
Sylvana n'aime pas cette situation qui lui échappe, car elle a peur que l'argent prévu et dontelle a fort besoin ne s'évapore également. Elle reprend, avec assurance.
-
— Je connais les lois de ce pays. Vous êtes accusés de narcotrafic, de corruption des agents
de la police et de la douane, de traite de mineures et....
-
— Arrêtez, n'en jetez plus !
-
— De voyages illégaux. Voilà les chefs d'accusation, avec des preuves et des témoins.
-
— Lesquels ?
-
— Pour les preuves, il y a vos carnets de bords qui retracent tous vos trajets, avec vos
voyageurs.
-
— Et tous les documents légaux, visas, passeports.
-
— Certains touristes étaient recherchés par la police.
-
— Mais la police a vérifié et signé tous leurs documents.
-
— Parce que vous avez payé les policiers.
-
— Jamais !
-
— Eux assurent que oui, quelques repas, quelques pots chez Anita, tout comme les
douaniers.
-
— Mais c'était aux douaniers de fouiller les bagages, pas à nous. Vous connaissez les
règlements des skippers.
-
— Les douaniers assurent que vous les avez dissuadés de fouiller les étranges sacs de vos passagers en leur donnant quelques billets.
-
— Mais jamais !
Elle hausse les épaules et poursuit.
— Et les gamines ?
Pierre et Antoine baissent la tête, n'osant avouer que ces gamines se sont parfois glisséesdans leur lit. Mais ils doivent le savoir.
-
— Enfin, le pire n'est pas ça. Vous êtes deux officiers à la retraite avec d'excellents états de
service. Vous avez accompli de nombreuses missions et n'êtes pas tombés de la dernière pluie. Vous ne ferez pas croire que vous ignoriez ce que vous transportiez. D'autant que ces transports étaient très généreusement payés. Piscine, tennis, vacances luxueuses, paiement de vos pensions alimentaires... Je continue ? Les autorités financières françaises se sont montrées très coopératives, d'autant que ces sommes échappaient au fisc ! Vous ne ferez jamais avaler votre soit-disant naïveté aux juges. Ce ne sont pas des imbéciles. Vous avez fermé les yeux parce que cela vous arrangeait. Le commandant veut frapper un grand coup, tant contre le narcotrafic que contre les étrangers qui prennent son pays pour un vaste parc de jeu. Il ne vous fera aucun cadeau.
-
— Quelle est votre ligne de défense, si vous en avez construit une ?
-
— Je vais insister sur l'abus de confiance de la part de International Sea Transport, votre
crédulité, votre application du règlement qui ne vous permet pas de fouiller les bagages de vos voyageurs. Mais je ne sais pas si je serai écoutée. La condamnation d'étrangers au dessus de tout soupçon sera une victoire pour le commandant. Une partie du peuple lui donnera raison.
-
— Et donc ?
-
— Vingt ans, je pense.
-
— Pas d'extradition possible ?
-
— Pas avant une dizaine d'années. Les autorités poésiennes n'ont aucune confiance dans le
système de bracelets électroniques français. Libération peut-être au bout de dix ans ! Et
il va être demandé le remboursement des sommes acquises grâce à ce trafic.
Pierre et Antoine ferment les yeux et semblent se tasser dans leurs fauteuils. Willie brise lesilence.
— Il y a un autre moyen.La grosse avocate, le consul et l'assistant le regardent d'un air méprisant. — Lequel ?
Le jeune homme les regarde d'un air narquois.
-
— Vous ne les informez pas de votre plan B ?
-
— Je ne vois pas de quoi vous parlez !
-
— Arrêtez de vous moquer du monde. Vous ne pouvez pas avoir déjà oublié les cent mille
dollars. Et l'hélicoptère !
Ils le regardent en semblant ne pas comprendre.
— Je les ai déjà mis au courant.
Silence.
— Vous n'avez encore rien préparé ? Du travail d'amateur !
Antoine et Pierre interviennent.
— Une question : vous nous m'avez bien parlé d'honoraires de cent mille dollars si nousretournions en Europe ? Mais un détail que vous avez omis de préciser : libres ou
menottes aux poignets ?
Sylvana se tortille sur son siège, autant que sa corpulence le lui permet et ses deuxcompagnons semblent très intéressés par le carrelage, semblant traquer la moindre poussière.
— Votre cas est très compliqué et, pour le commandant, un exemple qu'il veut donner à la
justice locale, internationale et aux corrompus. Personne n'est intouchable.
-
— Cela ne répond pas à notre question. Libres ou prison française ?
-
— On ne peut jamais prévoir les décisions de justice, tellement de paramètres entrent en
jeu.
-
— Nous savons que vous êtes un avocat minable, mais vous devez tout de même avoir une
idée, même pas lumineuse ! Vous avez déjà été dans un prétoire, j'imagine, du moins
j'espère ?
Raclements de gorge, regards échangés en biais. Aucun n'ose prendre la parole. C'est leconsul qui finit par se jeter à l'eau, avec un ton très diplomatique.
-
— Cela risque d'être long.
-
— Le procès ou la peine ?
-
— Les deux, mais surtout les peines. La justice poésienne s'est déjà faite avoir avec des
libérations qui devaient se poursuivre en France et qui se sont soldées par des libérations pures et simples et des accueils en fanfare. Très vexant et humiliant. Le commandant ne transigera pas. Il se sait dans son droit. N'oubliez pas qu'il a fait une partie de ses études de droit à Paris, que sa femme est française et que ses enfants vivent en France. Il connaît le pays et ses engrenages. Il s'y rend assez souvent. Il pourrait y vivre très confortablement, mais il se sent investi d'une mission de nettoyage des corrompus locaux, qui sont souvent des amis d'enfance et d'études. Il a été influencé par un grand- père républicain espagnol installé à Sainte Poésie après la guerre civile. Phénomène rarissime ici, il n'a pas été baptisé et son aïeul a eu un enterrement civil. Sa grand-mère est très âgée et toujours vivante. Elle partage les idées de son époux et raconte encore à son petit-fils les exactions des franquistes et les massacres qu'ont subis les républicains. Je dirais qu'il a été nourri dès son plus jeune âge à ces idées de justice, d'égalité, de partage, bref d'un communisme maintenant dépassé. Ses parents sont juristes et ont acquis un statut respecté et confortable. Ils sont beaucoup moins imprégnés par ces idées révolutionnaires. Les grands-parents envoyaient leur petit-fils en vacances à Cuba. Imaginez les idées qu'il y a acquises. Quant à sa femme, française, membre des Jeunesses Communistes, de toutes les grèves et manifestations, pour les immigrés, contre les multinationales etc . Ils se sont bien trouvés. N'en attendez rien, qu'une condamnation du système en plus de votre propre condamnation. Personnellement, je vous donnerai vingt ans, au minimum. Le gouvernement français n'interviendra pas, sinon avec l'aide apportée par Sylvana et votre serviteur, conclut-il en s'inclinant.
Les deux français se demandent s'il se moque d'eux. Mais même pas. Pour une fois, il est sincère. Ils sont bien mal partis. Willie les interrompt dans leurs sinistres pensées.
— Il reste l'hélicoptère.
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