Les aventures des skippers continuent sous des cieux plus sombres!
Fin des plages aux eaux turquoises et au sable blanc, de la volupté des naïades locales.
La prison n'est jamais une expérience agréable mais l'horreur des prisons caribéennes est pire que ce que les deux vieux loups de mer pouvaient imaginer ...
Bonne lecture !
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Un maton muet les précède dans les sombres couloirs de la prison avant d'ouvrir une grosse porte avec une énorme clé aussi historique que la forteresse et de les pousser sans ménagement dans une pièce sombre, humide et malodorante où des bruissements et chuchotements s'entendent. Aveuglés par l'obscurité, Pierre et Antoine entendent la lourde porte se refermer et restent immobiles, essayant de s'habituer au manque de lumière et surtout à l'odeur qui émane, urine, excréments, vomi, sueur, sang. On a le choix ! Des gémissements aussi. Ils avancent doucement, heurtant parfois des masses chaudes qui s'accrochent à leurs jambes ou protestent violemment. Impossible de les dénombrer mais il y a de nombreux prisonniers dans le cachot qui doit mesurer cinq mètres sur dix, approximativement. Ils aperçoivent des ombres. L'une s'approche deux et, secouant Antoine par les épaules, demande avec une haleine puante :
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— Gringos ? Dinero ? Cigarillos ?
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— Dégage, riposte Antoine en le repoussant si brutalement que l'homme tombe à la
renverse. Pierre, il faut s'imposer dès le début ou ils vont nous bouffer ou pire encore.
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— Je sais, approuve Pierre en se dégageant de la prise d'un homme qui veut fouiller ses
poches.
Ils commencent à se repérer dans cette obscurité crasse et à se faire à la puanteur. — Pierre, il faut retrouver le gouverneur puisqu'il paraît qu'il est emprisonné ici.Gouverneur, appelle-t-il à voix haute. Isidro, répète-t-il se souvenant de son nom. Plusieurs minutes s'écoulent avant qu'un homme ne le prenne par les épaules et murmure : — Il est là, dans le coin. Je suis son secrétaire et j'ai été arrêté avec lui. Venez, je vais vous
guider. J'essaie de le protéger. Faites attention. Ce sont de vrais sauvages capables de
tout.
Le suivant prudemment, les deux français parviennent près de l'endroit où le gouverneur,peut-être doit-on dire l'ex-gouverneur, est installé, contre la paroi. Même dans la pire des prisons, l'argent permet des petits conforts, même relatifs. L'homme est allongé sur une couverture et recouvert d'un plaid, tâché de sang séché. Il semble dormir. Son secrétaire le secoue légèrement et il ouvre légèrement les yeux. Son visage est déformé par de nombreux hématomes, les yeux ne sont plus que des fentes enflées. Une de ses jambes fait un angle bizarre. Elle doit être cassée, ce que confirme le jeune secrétaire.
— Je n'ai rien pu faire pour la fracture qui le fait souffrir. J'ai obtenu des cachets analgésiques du gardien que je connais. Ma famille lui paiera ses services. Vous savez réduire une fracture ?
Pierre regarde Antoine. Ils ont eu une formation de soignants dans l'armée, sachant qu'ils pouvaient être amenés à soigner en urgence. Mais là, ils hésitent. D'abord voir dans quel état d'esprit se trouve le gouverneur, ensuite ils aviseront. Ils ne sont pas en situation d'aider sans retour. La marine leur a appris à sélectionner les priorités et la première est d'avoir la vie sauve. Ils se contentent de hocher la tête sans répondre au jeune homme. L'homme allongé ouvre légèrement les yeux, plutôt ce qu'il en reste. Il gémit sourdement et essaie de parler. Pierre et Antoine doivent se rapprocher pour entendre un souffle de voix, bien loin du fringant et puissant gouverneur rencontré quelque temps auparavant. On n'est vraiment pas grand chose et la dégringolade d'un piédestal peut être très rapide !
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— Vous êtes les Français ! Ils vous ont arrêtés aussi. Vous avez averti votre ambassade ? C'est la seule façon de vous en sortir. Moi, je vais tenir le coup, ils font attention à cause de mes relations et de ma famille qui pour l'instant ne connaît pas mon arrestation. Mais cela ne saurait tarder. Ils en profitent en attendant. Pour vous, seul votre gouvernement pourra vous aider. Mais qui va défendre des narcos ?
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— Mais nous ne sommes pas des trafiquants !
Un pâle sourire éclaire les traits déformés de l'ancien gouverneur. Cette tentative lui arrache une grimace.
— Ne me dites pas que vous ignoriez ce que vous transportiez. Il n' y a pas plus ignorant
que celui qui ne veut pas savoir. Vous êtes mal partis. Méfiez-vous du commandant. C'est le Robespierre de Sainte Poésie, aussi intransigeant et rigoureux. Honnête en plus ! On ne lui connait pas de faiblesses, sinon son goût pour la littérature française et l'opéra. Compliqué à corrompre, il vient d'une famille fortunée, donc n'a pas besoin d'argent. Il est marié à une française qu'il a rencontrée durant ses études à Paris, une fan de Fidel Castro et de Che Guevarra, qui croit comme lui à la justice, au droit et à l'équité. Elle travaille dans les quartiers défavorisés. Un peu plus, et on la prendrait pour Eva Perón, les bijoux en moins. Toujours en jeans et tee-shirts, elle ne fréquente pas la bonne société poésienne . Elle refuse d'avoir des domestiques. Son seul luxe est son amour des animaux.
Épuisé par son long monologue étant donné son état, il ferme les yeux et semble s'assoupir en chuchotant :
— Prenez un bon avocat, un vrai, pas un pitre. Méfiez-vous de ceux que le consulat ou certains groupes vous proposeront. Prévenez votre famille qu'ils alertent les autorités de votre pays.
Sa tête retombe sur sa poitrine. Ils ne l'ont pas épargné !
Pierre et Antoine s'assoient près de lui, contre la paroi que leur désigne le secrétaire.
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— Vous serez un peu plus à l'abri. Vous devez avertir de votre arrestation.
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— Comment ?
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— Par le gardien que j'ai soudoyé.
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— Nous n'avons pas d'argent. On nous a tout pris en entrant dans la forteresse.
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— Ne vous inquiétez pas. Vous êtes des gringos, c'est un gage de paiement. Le maton sait
que vous le paierez après votre sortie. De plus, il vous voit ami avec le gouverneur dont la famille est connue et riche. Ce qu'il exige n'est pas grand-chose , quelques dollars qui, multipliés par le nombre de prisonniers qu'il rackette, finissent pas faire une belle somme pour lui. Qui est au courant de votre arrestation ?
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— Personne, à moins que le commandant n'ait averti les autorités consulaires.
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— La loi lui accorde trois jours. Connaissant son obsession légaliste, il va profiter de ce
délai qui lui est accordé. Qui pouvons-nous prévenir, avant qu'il ne vous refile un avocat désigné dont la nullité n'égalera que sa cupidité ? Encore qu'il ne soit pas le seul dans le cas. Ils sont nombreux, les avocats incompétents à Sainte Poésie, chers et inefficaces, sinon pour faire payer leurs clients. Il va mettre à profit ces jours de garde à vue pour vous interroger. Ses sbires risquent de ne pas vous faire de cadeau, surtout qu'il est engagé dans une croisade contre le narcotrafic et la corruption. Vous avez vu dans quel état se trouve le gouverneur ? Il a laissé dériver l'interrogatoire alors qu'il connait la puissance de sa famille, sans aucune crainte ni état d'âme. Le problème est qu'il est persuadé d'agir pour la bonne cause. Comment peut-il espérer gagner seul contre tout un système ? Les rares qui s'y sont essayés y ont laissé des plumes, et pour beaucoup leur vie. Les autres ont du se terrer et souvent s'exiler, sans être vraiment tranquilles. Un vrai conglomérat, puissant, international et démesurément riche. Ceci pour vous avertir de suite dans quel guêpier vous vous êtes fourrés. N'attendez pas d'aide de votre
« employeur ». Vous êtes juste des petits passeurs, du menu fretin qui travaille pour quelques centaines de milliers de dollars, une goutte d'eau dans les centaines de millions de dollars en jeu. Ce qui intéresse le commandant, c'est que vous êtes des étrangers, anciens militaires, paraissant bien sous tout rapport, avec des familles établies en Europe, des femmes, des enfants.
Les deux hommes, en dépit de l'obscurité, regardent attentivement le jeune secrétaire. Se peut-il qu'ils connaissent leur vie privée, qu'ils surveillent leurs familles ?
— Évidemment que eux comme nous connaissons votre vie . Voulez-vous que je vous nomme les noms de vos femmes, enfants, maîtresses ? Votre piscine se termine, Antoine ? Et vous, Pierre, vos pensions alimentaires sont-elles toujours en discussion ? Vous croyez que dans ces affaires, on engage des sommes considérables sans garantie ?
Je crois que la première chose à faire est d'essayer d'avertir les autorités françaises, sans vous faire d'illusion. Ils vous rendront quelques visites, et encore, pour vous apporter une brosse à dent et un peu de nourriture. Une chose à savoir, vous n'êtes pas nourris ici en prison et, pour le reste, tout s'achète. Peut-être que Yalisa pourrait se charger de vous apporter des provisions !
Les deux hommes ne répondent pas.Ils sont au courant pour Yalisa et tout le reste. Depuis combien de temps sont-ils surveillés ? Depuis le début, certainement.
— Anita, si on la paie bien, pourra également vous aider. Elle a ses entrées un peu partout. Mais je ne sais pas si vous resterez dans la Fortaleza ou si vous serez transférés dans un autre centre de détention après votre interrogatoire.
Les deux hommes se regardent. Yalisa et Anita pourront toujours être contactées un peu plus tard. Il faut d'abord avertir le consulat, l'ambassade, le ministère des Armées, enfin les autorités françaises qui décemment ne peuvent pas les abandonner dans cet enfer. Ils ne savaient pas, ils se sont faits avoir, essaient-ils de se persuader. C'est ce qu'ils répètent au jeune secrétaire qui sourit d'un air sceptique tant face à leur déclaration d'innocence que devant leur appel aux autorités françaises. Bien naïfs ! À qui feraient-ils croire en leur innocence ? Facile de se réfugier derrière les soit-disant règles de transport de touristes et de leurs bagages. Cela ne leurrerait personne, aucun tribunal, aucun juge, ni ici ni ailleurs.
— Je vais essayer de prévenir le consul honoraire que je connais , mais ne vous attendez pas à une aide efficace. C'est avant tout un négociant, soucieux de vivre tranquille de son commerce. Il est prudent, car résidant depuis longtemps à Sainte Poésie. Ses affaires ne sont pas toutes très claires, mais jamais il n'a touché à la drogue, bien trop prudent . Je vois avec le gardien. Je tiendrai un compte de mes dépenses, précise-t-il avant de se lever et de donner un coup de poing violent sur la porte de la cellule qui ne tarde pas à s'ouvrir.
Le gardien apparaît rapidement et discute avec le jeune homme en hochant la tête et disparaît aussi vite. Le secrétaire revient les voir. Il a une bouteille de bière dans la main.
— Tenez ! Cadeau de bienvenue du maton. Vous représentez des clients intéressants. Les quelques étrangers qu'il a l'occasion de détenir sont le plus souvent des paumés qui se sont laissés embarquer dans de petits larcins. Vous, c'est le degré au-dessus, donc vous représentez plus d'argent. D'ailleurs, c'est un des compagnons d'Anita. Il vous a aperçus quelquefois dans son estaminet sur le port.
Antoine et Pierre voient le piège se refermer autour d'eux. Ils en sont responsables en ayant accepté sciemment de fermer les yeux. Réellement, n'ont-ils jamais eu de doute quant aux marchandises qu'il ont transportées ou ont-ils voulu ne rien voir, en trouvant une réponse facile avec le trafic de cigarettes et les voyages de puissants messieurs en galante et jeune compagnie ? Ils savent pertinemment que le trafic de cigarettes et le trafic de drogues sont liés. Ils ont accepté les salaires conséquents de International Sea Transport et le cadeau que représente le voilier sans vouloir s'interroger, en acceptant de facto des missions bizarres. Le voilier, par exemple, leur appartient maintenant, cela les enfonce un peu plus. On ne peut pas dire qu'ils se sont faits piéger, ils ont accepté tout ce qu'on leur a demandé, uniquement par appât du gain et de l'argent facile. Vie tranquille dans cette île qui leur est apparue comme paradisiaque, avec si peu d'interdits. Sainte Poésie, un rêve rien qu'en prononçant son nom. Ils vont s'en souvenir.
6
Les autres prisonniers les laissent tranquilles, sans doute la proximité du gouverneur, l'intervention du secrétaire et la bière offerte par le maton, dont ils se délectent même si elle n'est pas très fraîche. Ils attendent. Combien de temps ? Difficile sans montre, ni lumière naturelle. Il n'y a qu'une petite ouverture grillagée qui laisse voir un petit bout de ciel qui permet d'affirmer que la nuit n'est pas encore tombée. Le gardien revient plusieurs fois, délivrant des paquets à certains prisonniers.
— Pour manger, explique le secrétaire.
Ils n'ont même pas faim. Le gouverneur semble somnoler dans un semi-coma. De temps en temps, le jeune homme lui donne un peu d'eau d'une bouteille qu'il planque précieusement, en avertissant que les vols sont fréquents, leur conseillant de dormir à tour de rôle. Il leur indique un coin de la geôle où certains se rendent de temps en temps.
— Les toilettes, affirme-t-il avec un air sardonique. Mais si vous voulez payer , le gardien vous ouvrira les portes des toilettes du personnel. Pas génial, mais toujours mieux.
Les hommes opinent tandis que le jeune homme leur précise que c'est un à la fois. Antoine est le premier à demander à en bénéficier. Le secrétaire note scrupuleusement toutes les demandes accomplies par le surveillant. Il ne se lève même plus et se contente d'hurler son nom.
— Luis !
La porte s'ouvre et l'homme demande à Antoine de le suivre. Tâtonnant en traversant la cellule encombrée, le français sort , suit un long couloir sombre et humide avant que le gardien ne lui indique une porte. Une odeur forte le saisit quand il l'ouvre. La propreté des toilettes n'est que relative et pourtant on lui présente cela comme un grand luxe. Il n'ose imaginer l'état des latrines du cachot. Du papier journal est proposé à volonté et un seau d'eau trouble lui permet de se laver les mains. Dans quel enfer sont-ils tombés ? Les regrets sont bien trop tardifs.
De retour dans la cellule, il avertit Pierre de ce qui l ' attend.
Le temps passe . Une livraison de nourriture est apportée au gouverneur et à son employé
qui propose de partager avec les deux français en leur précisant qu'il a demandé au gardien de s'arranger avec Yalisa et Anita. C’est, malgré leur situation, avec appétit que les deux hommes mangent le riz et la viande un peu élastique qui baigne dans une sauce marron. Rien à voir avec les repas mitonnés pour eux dans le restaurant où ils avaient leurs habitudes. Quand on a faim, on mange ce que l'on trouve. L'armée les a aussi habitués à des rations bien pires lors de leurs missions.
La nuit commence à s'étirer, au vu de la lumière de plus en plus blafarde de la lucarne, quand la porte s'ouvre sur le gardien accompagné d'un Européen, vêtu d'un jean blanc et d'un polo bleu, les pieds dans des mocassins dont l'élégance jure avec le décor. Il est conduit avec déférence vers le coin où sommeillent plus ou moins Antoine et Pierre, à côté du gouverneur dont les plaintes de plus en plus bruyantes les inquiètent. Un cordial « Bonjour » les tire de leur léthargie. Écarquillant les yeux, ils scrutent l'homme debout qui les salue. Leur sauveur, pensent-ils. Ils se lèvent aussitôt et lui tendent la main en se présentant.
— Je vous connais, les nouvelles se diffusent vite à Sainte Poésie. Je vous ai aperçus lors de la réception chez le gouverneur.
Son regard se pose sur l'ancien haut fonctionnaire gisant dans un coin et gémissant.
— Ben, ils l'ont arrangé. Il n'a peur de rien, le commandant. Sa famille s'agite pour le faire
sortir, mais il va le garder encore quelques jours pour prouver sa volonté et son pouvoir, tout en le gardant en vie. Il sera bien amoché, cependant, et devra se refaire une nouvelle vie ailleurs. Je ne me fais pas trop de souci, ils ont de l'argent. Enfin, sa jambe est vilaine. Ils veulent lui laisser un souvenir, il va certainement en garder une claudication. Finies les parties de tennis, il se mettra au golf avec une voiturette.
Les deux français entendent ces paroles cyniques et se disent qu'ils ne doivent pas attendre grand-chose de ce personnage arrogant.
— Que vous arrive-t-il ? Que je ne sache bien sûr.
— Vous êtes le représentant de l'ambassade ?
— On peut le dire comme ça !
Pierre n'est guère patient et l'homme lui déplaît fortement.
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— C'est oui ou non ? Quelle fonction exercez-vous ? Êtes-vous capable de nous aider ?
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— Oh ! Vous aider, ça va être compliqué ! Vous vous êtes mis dans une sacrée embrouille.
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— Je ne vous demande pas votre avis. Je veux savoir quel est votre fonction.
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— Doucement, doucement ! Vous êtes dans un sacré merdier, bien plus que moi. Je suis le
consul honoraire de France.
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— Donc, vous n'avez pas de fonction officielle.
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— À voir ! J'ai récemment reçu certains pouvoirs consulaires qui me donnent plus de
pouvoirs.
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— Donc, vous pouvez avertir les vraies autorités.
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— Je suis une vraie autorité et surtout la seule qui s'est déplacée jusque dans ce bouge pour
vous visiter. L'ambassade est sur une autre île de l'archipel, Sainte Apolline. L'ambassadeur ne viendra pas, il tient à conserver des relations cordiales avec les dirigeants et ne viendra pas rendre visite à des narcotrafiquants.
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— Je ne vous permets pas de nous juger.
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— Pourquoi ? Il y a un autre terme pour désigner le commerce que vous faites ?
L'ambassadeur a été prévenu et m'a envoyé pour voir ce qu'il est possible de faire. Voulez-vous que nous avertissions vos familles ? Votre employeur, n'y comptez pas. C'est un des principaux mécènes de l'archipel , en particulier à Sainte Poésie où il vient de financer la construction d’un hôpital. Donc, intouchable. Je ne peux que vous proposer un avocat pour vous défendre. Il y en a un, ou plutôt une, franco-poésienne, espagnole ou portugaise aussi je crois, que nous conseillons car elle parle français, ce qui facilite les rapports et accepte d'être payée en France, en dépit du fait qu'elle a été barrée du barreau français pour je ne préfère pas savoir quelle affaire. Alors ?
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— On n'a pas le choix, répliquent les deux hommes après s'être rapidement concertés. Prévenez nos familles. Croyez-vous qu'on en a pour longtemps ?
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— Alors là !
Le consul écarte les bras et pousse un gros soupir.
— Je repasserai demain. Avez-vous besoin de quelque chose ? La question bête. Vraiment pas doué ou il se moque d'eux !
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— Je vais prévenir vos familles et avertir l'avocate qui, à mon avis, est déjà au courant de
l'affaire. Elle doit affûter ses prétentions et va certainement vous rendre visite ou
envoyer son sbire, qui est plutôt son âme damnée. Méfiez-vous des deux.
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— Et c'est ça que vous nous envoyez comme défense ? Vous n'avez pas autre chose ?
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— Il y a bien un autre avocat, franco-poésien également. Mais il est à l'ombre à la Santé à
Paris pour quelque temps. Je peux bien demander à son assistante de venir. Mais à tout
choisir, mieux vaut Sylvana.
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— Sylvana ?
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— C'est l'avocate dont je vous ai parlé. Ici, on nomme les gens par leur prénom. Le nom de famille est secondaire. Ça donne une impression de connivence, mais seulement une impression. Méfiez-vous de tout et tous, c'est le meilleur conseil que je peux vous donner. Bon, j'y vais. Je vous ferai parvenir quelques affaires pour survivre, toilette, nourriture, vêtements de rechange. Je pense que vous resterez quelques jours à la Fortaleza. Vous avez déjà été interrogés ? À vous voir, je ne pense pas. Ils vous ont encore épargnés. Un conseil : dites-leur ce qu'ils veulent entendre.
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— Merci, mais que veulent-ils entendre ?
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— Mais la vérité, mon cher Monsieur, la vérité, tout simplement, et si possible la vraie ! Sur ces paroles, il les salue d'un geste et se dirige vers la porte qui s'ouvre sur Luis, le maton,
qui doit être aux aguets d'un pourboire.
Antoine et Pierre se regardent. Ils se savent aussi responsables l'un que l'autre et n'ont nullement l'envie de se trouver des excuses. L'appât du gain, l'impression d'un argent facilement gagné, ils ont cherché ce qui leur arrive. Sans doute ne pensaient-ils pas se retrouver dans une geôle tropicale pour quelques voyages. Inconscients, imprudents, mais responsables et coupables ! Maintenant, il faut essayer de limiter la casse et ce n'est pas gagné. L'armée leur a appris à dormir n'importe où. Ils se calent contre la paroi rendue un peu moins inconfortable par une couverture obtenue par l'irremplaçable secrétaire et son compère, le gardien. En dépit de la chaleur, de la puanteur, des bruits et des gémissements, ils réussissent à dormir quelques heures, protégés par la présence de leurs deux anges gardiens, le jeune secrétaire et le maton, Luis, qui espèrent leur reconnaissance pécuniaire de ces avantages matériels.
Des mouvements accompagnés de vociférations les réveillent alors que la lucarne indique que le jour se lève. Ils mettent quelques secondes avant de savoir où ils se trouvent. Ce n'est pas un cauchemar, c'est la réalité. Le gardien les secoue pour leur donner un vieux sac en plastique où ils trouvent deux tee-shirts, deux bermudas, deux brosses à dents et un morceau de savon. Un mot accompagne ces effets :
« Quelques affaires de dépannage. Je n'ai pas trouvé mieux pour l'instant. L'avocate ou son adjoint passeront dans la journée. Faites attention à ce que vous dites. D'après mes renseignements, vous ne serez pas interrogés avant demain. Je me démène pour vous aider, mais ce n'est pas évident ! Vous pouvez compter sur Luis si vous avez besoin de quelque chose. Vos repas sont prévus avec Anita. Yalisa est une brave gosse, vraiment inquiète pour vous. Elle s'est installée sur le voilier pour éviter le pillage. J'ai prévenu vos familles. Bon courage. »
Ils n'ont plus qu'à attendre. Luis leur apporte un liquide marron très sucré qu'il qualifie avec un grand sourire de café et propose de les accompagner l'un après l'autre aux toilettes. Cela leur permet d'échapper quelque peu à la puanteur du cachot et de se dégourdir les jambes. Le gouverneur semble réveillé. Il paraît les reconnaître et les salue d'un signe de tête avant de s'entretenir avec son secrétaire qui salue tous ses dires de « Si senior » tout en opinant de la tête. Luis est à nouveau sollicité et après une discussion assez longue revient avec une chemise blanche, un peu irréelle dans ce chaos, et une bouteille de rhum que le gouverneur boit goulûment. Il a l'air bien mieux.
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— Il est solide, affirme Pierre. Après les coups qu'il a dû prendre. Hier, il était mourant !
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— Cinéma peut-être ? Ou il encaisse bien. Entre nous, il a du en donner lui aussi, des coups
du temps de sa puissance. C'est juste une question de camp et de moment. Je pense qu'il sait que le commandant, aussi dur et honnête soit-il, sait jusqu'où il peut aller. Ils sont issus du même monde. Ils ont peut-être fait leurs études ensemble et sont, qui sait, plus ou moins cousins !
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— Tu as raison. Mais nous, nous sommes les étrangers, sans appui, ni piston, avec des autorités officielles qui ne se mouilleront certainement pas pour nous, les coupables idéaux.
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— Mais, Pierre, nous sommes les coupables, les vrais. Il faut simplement espérer que la justice se fera sans partialité et qu'on ne va pas nous mettre sur le dos plus que ce que nous avons fait , sans assouvir tout le ressentiment vis à vis des gringos que nous représentons. Jugés pour ce que nous avons fait, par inconscience volontaire et appât du gain, il faut bien le dire, et non pas pour tous les péchés commis par les étrangers et impunis. Ça, ce sera le plus compliqué !
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— On verra avec les avocats.
La matinée s'écoule lentement au milieu des va-et-vient des prisonniers, leurs cris, quelques bagarres aussi, qui, quand elles durent, sont réprimées par des coups de gourdin généreusement distribués par les policiers qui interviennent pour calmer tout le monde. Sur les conseils du jeune secrétaire, les deux français se tiennent à l'écart et ne répondent pas aux provocations des autres pensionnaires du cachot. Luis vient leur porter un repas composé de l'inévitable riz, des habituelles bananes plantain avec quelques morceaux élastiques de poisson. Une bière tiède accompagne la nourriture. Décidément, Anita se révèle une piètre cuisinière. Le panier de fruits frais qui arrive peu après est , pensent-ils, une attention d'Yalisa. Ils en proposent au gouverneur et à son employé qui
les acceptent en souriant mais en leur précisant qu'ils vont vite comprendre qu'en prison on ne partage pas. La preuve en est avec l'avancée menaçante de quelques prisonniers qu'ils repoussent brutalement. Ni générosité, ni partage. Un monde sans empathie où chacun survit pour soi.
Ils somnolent quand Luis les tire sans ménagement de leur demi-sommeil. Ils se lèvent et le suivent en titubant. L'heure de l'interrogatoire a sonné, pensent-ils. Ils parcourent les couloirs humides et sombres de la vieille forteresse avant de débarquer dans une pièce claire sommairement meublée d'une table de bois et de quatre chaises. La fenêtre ouverte laisse entrer lumière et air frais. Après des heures dans leur cachot, ils ferment les yeux, appréciant ce bonheur simple. Ils retombent dans la réalité quand ils entendent une voix douce les saluer :
—Bonjour , Messieurs, je n'ose vous demander comment vous allez.
Ils se retrouvent face à un couple surprenant : deux Européens, assez jeunes, une matrone aux cheveux blonds décolorés et coiffés en un soigneux brushing, au tour de taille impressionnant et à la poitrine opulente qui semble prête à surgir à tout moment du chemisier qui la compresse, presque un mètre quatre-vingts sans parler des talons vertigineux sur lesquels elle paraît en équilibre, pour plus d'un quintal, à côté d'un tout petit jeune homme, minuscule et maigrelet, dont les os saillent sous le pantalon gris et l'éternelle chemise blanche, surmonté d'une tête avec une impressionnante crinière noire échevelée. Ils ont l'impression de se trouver face à Laurel et Hardy . Les deux visiteurs ont un sourire qui redressent leurs lèvres de façon presque agressive, sourire guère reflété par leurs yeux sombres et fouineurs. Voilà donc leurs défenseurs ! Cette première approche n'est pas pour les rassurer.
La jeune femme continue à parler de sa voix étonnamment avenante en les priant de s'asseoir. Ne pas oublier que la voix est l'outil essentiel des avocats. Ils doivent savoir l'utiliser, la moduler comme un instrument de musique, la rendre au besoin douce ou agressive, toujours persuasive. Bref, pensent-ils sans se concerter, d'un simple échange de regard, s'en méfier. Poliment, les deux marins les saluent et les remercient de leur rapide venue.
— C'est normal, entre compatriotes, on doit s'entraider. Simon, précise-t-elle en désignant le petit maigrelet, est mon assistant et va noter notre entretien. Je me présente, je suis Sylvana, votre conseil chargée de votre défense, si vous l'acceptez bien sûr. Notre ami commun nous a contactés hier soir en nous priant de vous visiter rapidement.
Pierre et Antoine l'écoutent, sans répondre. Elle est au courant de leur mésaventure et de leurs problèmes. Inutile de perdre son temps à lui réexpliquer ce qu'elle sait déjà. Ils attendent donc la suite. Leur silence la surprend, mais elle se ressaisit rapidement. Une vraie professionnelle ! Quelques secondes d'attente avant qu'elle ne reprenne la parole.
— Vous n'avez pas encore été interrogés, à voir votre aspect. Cet après-midi ou demain peut-être. Ils ont trois jours. C'est une preuve de bonne volonté d'avoir autorisé cet entretien.
Les deux hommes ne répondent pas, se doutant que le consul a du monnayer cette discussion qui leur sera dument comptabilisée. Ces trois-là ne doivent pas être du genre à faire de cadeau et à travailler pour la gloire ou pour la justice ! Ils attendent et leur attitude décontenance l'avocate et son assistant. Elle s'éclaircit la gorge avant de parler
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— Donc, si nos renseignements sont exacts, vous êtes accusés de narcotrafic. Rien à ajouter ?
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— Non, réponse abrupte de deux hommes.
La grosse avocate transpire, surprise par l'attitude des deux hommes.—Si vous le prenez comme ça, on n'arrivera à rien. Vous n'êtes guère coopératifs. Vous n'êtes pas sans savoir que vous vous trouvez dans de sales draps. Si vous ne m'aidez pas, je ne pourrais rien faire pour vous. Nous allons en rester là, ajoute-t-elle à l'adresse de son collaborateur, lui signifiant de ranger ses documents et de se lever.
Un numéro bien rôdé qui n'impressionne pas les deux accusés. Ils en ont vu bien d'autres. — Vous n'avez rien à nous dire ?
— On ne va pas tourner autour du pot. Notre affaire, vous la connaissez. Alors, nous attendons « vos conseils » comme il nous a été annoncé. On fait quoi ?
Elle réfléchit quelques secondes avant de continuer :
— Vous êtes mal partis : narcotrafic, étrangers, européens, sans parler des jeunes filles que
vous transportiez...
Elle est au courant de toute l'affaire, dans les moindres détails. Ils attendent la suite.
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— La justice locale combat sévèrement le narcotrafic, encore plus quand il est le fait
d'étrangers. International Sea Transport est intouchable, grosses relations, mécène, philanthrope. Ça, ce sont les apparences, ajoutez-y la corruption, ils tiennent de nombreuses grosses familles qu'ils ont « aidées » en diverses circonstances, ils assurent les bourses de leurs enfants dans les meilleures universités, ont investi dans leurs affaires. De plus, le bateau vous appartient. Oui, je sais, elle arrêta d'un geste la protestation des français, ils vous l'ont donné. En fait, ils prétendent avoir répondu à votre sollicitation pour plus d'indépendance et vous avoir fait un crédit-bail. Ils nient évidemment toute implication dans vos trafics et indiquent vous avoir parfois demandé de transporter certains de leurs clients ou collaborateurs qui n'osaient pas entreprendre une transatlantique seuls. Ils vous ont fait confiance en tant que skippers, anciens officiers de l’armée et se montrent offusqués que vous ayez pu les utiliser pour faire du narcotrafic. Donc, ne comptez pas les impliquer. Vous devrez vous débrouiller seuls.
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— Mais nous avons leurs mails, avec le nom des passagers qu'on nous priait d'embarquer avec leurs bagages.
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— Et leurs gamines ? Les nombreux sacs ? Ils vous envoyaient des clients pour les traversées en voiliers, point barre.Entre nous, vous n'avez eu aucun doute ? Vous ne me ferez pas croire que vous ne vous êtes pas interrogés sur ces mystérieux bagages .
Les deux hommes baissent la tête. C'est leur seule alliée. Il faut qu'il lui parle.
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— On a pensé à du trafic de cigarettes. On voyait bien que les gamines étaient très jeunes,
mais c'est monnaie courante dans la région.
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— Des cigarettes ? Vous n'avez pas eu la curiosité de regarder ? Vous êtes ou naïfs ou
bêtes. Un peu des deux. Vous avez préféré ne pas vous poser de questions. C'était tellement bien payé, piscine, tennis, voyages, pensions alimentaires... C'est bon ? J'arrête ? Tout se sait. Vous allez être interrogés et je ne pense pas que l'argument du skipper non responsable des bagages de ses clients transportés tiendra la route.
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— Alors que faire ?
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— Ce qu'il en est. Parler des cigarettes, de votre confiance envers une entreprise ayant
pignon sur rue. Je pense qu'ils abandonneront la poursuite concernant le trafic d'enfants. On peut se mettre d'accord sur une caution, en fait ce que vous avez gagné, ils vont faire le calcul.
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— Mais nous n'avons plus cet argent !
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— J'imagine. Donc problème. Vos complices locaux, peut-être ?
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— Mais qui ? Nous recevions les ordres par mail, pas de contacts sur place, même si
apparemment tout le monde est au courant.
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— Vous avez été invités par le gouverneur ?
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— Oui, lorsque nous avons obtenu notre permis de résidence.
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— Impliquez-le.
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— Mais nous n'avons jamais eu aucun contact avec lui pour nos transports.
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— Vous vous doutez bien qu'il était au courant de vos trafics. Rien ne se passe qu'il ignore.
Il vous a laissé faire volontairement.
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— Peut-être, mais il n'a jamais été impliqué à notre connaissance.
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— Vous ne comprenez rien ? Le commandant veut sa peau, il veut le faire tomber pour la
corruption et le clientélisme qu'il génère, pour assainir une partie du système. Le commandant est sincère, il espère en même temps donner un avertissement aux élites corrompues.
— Mais que peut-on dire puisque nous n'avons jamais eu affaire à lui ?
— Bon sang, vous n'en êtes pas à un mensonge près. Accusez-le, accablez-le. Cela jouera en votre faveur. Je pourrai argumenter de votre bonne volonté, voire de votre repentir, expliquer qu'il vous a obligés à ce trafic.
Les deux hommes découvrent peu à peu le système de défense choisi par leur avocate. Ils sont interloqués et ne répondent pas. Ils demandent à réfléchir.
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— Faites vite car, après l'interrogatoire, vous direz ce que le commandant souhaite. Ce n'est pas si faux, car le gouverneur connaissait votre trafic et touchait sa commission. Je vous prépare pour demain la note.
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— La note ?
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— Ben, oui, mes honoraires. Allez, bonne soirée.
Le couple atypique rassemble ses documents et s'éloigne, laissant Pierre et Antoine pantois.
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