mardi 8 décembre 2020

SKIPPERS EN POÉSIE ...Suite !

 Bonsoir à toutes et tous !

Comme promis, suite des aventures des Skippers en Poésie ...

Chapitres 2 et 3.

Toujours le paradis, île douce, plage aux eaux claires, sable blanc, sensuelles demoiselles...

Bonne lecture !


2

Du bruit émerge de la cabine, lui indiquant que sa compagne d'un soir est réveillée. Il entend des chocs de vaisselle. Elle doit être en train de dresser la table du petit déjeuner. Une bonne chose. Il pourra peut-être la garder quelque temps. Il sait qu'il leur faudra revenir deux ou trois fois. Si elle a une copine sympa, cela pourra faire l'affaire de Pierre, également. Bof, on verra bien. Une voix douce l'appelle :

Desayuno listo, mi amor !

À Sainte Poésie, on parle espagnol. Il s'y est remis facilement après ses études au lycée et les quelques fois où il l'avait parlé, en vacances avec Isabelle ou lors de l'une de ses missions militaires de par le monde . Sans répondre, il descend la petite échelle de bois qui mène à la cabine : la table est mise, le café fumant, les toasts grillés, le beurre et la confiture prêts.

Elle est habituée aux étrangers, car ce n'est pas du tout le petit déjeuner traditionnel des locaux. Elle a de l'expérience. Il ne s'attend tout de même pas à trouver dans un bar du port une fille de la bourgeoisie locale ! Elle est d'ailleurs trop bronzée pour cela et elle lui évitera des complications. Quelques dollars, quelques cadeaux lui assureront un séjour agréable.

Il s'attable alors qu'elle le sert et lui fait signe de s'asseoir. Elle a revêtu sa petite chose de dentelle qui ne cache pas grand-chose . Il va lui donner quelques billets pour qu'elle s'achète des vêtements plus adéquats pour le bateau s'il faut qu'elle partage quelques jours avec eux. Il prend doucement sa main, menue et tiède, et, galamment , y dépose un baiser. Elle le regarde, étonnée, et ressemble alors à la petite fille qu'elle est encore. Quel âge a-t-elle ? À peine dix-huit ans ? S'il le lui demande, elle lui répondra qu'elle est majeure, pour éviter les problèmes. Il est possible qu'elle ait déjà deux ou trois enfants, certainement un conjoint qui s'est évaporé, une mère et une grand-mère à charge. Furtivement, l'image de sa fille, Clara, traverse son esprit et se sauve bien vite, ne voulant pas voir son père avec une gamine plus jeune qu'elle.

Antoine espère l'arrivée de Pierre aujourd'hui ou demain. Il faut qu'il appelle Isabelle dans la journée. Avec le décalage horaire, il le fera ce soir, quand elle sera de retour de cours. Il va occuper sa journée à ranger le voilier et le bateau pour le chargement attendu. Il va envoyer la petite à quai avec quelques dollars, une monnaie qui marche partout, pour qu'elle s'habille plus décemment et qu'elle fasse quelques courses alimentaires. Sait-elle lire pour qu'il puisse établir une liste ? Sans illusion, il sait qu'elle va en profiter pour effectuer quelques achats destinés à sa famille. Cela n'ira pas chercher bien loin et, au regard de ce que va leur rapporter cette mission, il ne va pas pinailler pour quelques billets. Leur dernier travail a été très généreusement rétribué. Ils les ont avertis que ce serait au moins autant, sinon un peu plus cette fois. Pour un travail pas compliqué, peut-être pas très moral. Mais où est la moralité dans le monde actuel ? Quand ils avaient mené des missions qui aboutissaient à des dizaines, voire des centaines de morts, était-ce moral ? Il a encore en mémoire ce garçonnet victime collatérale de l'explosion destinée à tuer un chef terroriste. L'enfant, il l'avait croisé quelques minutes plus tôt, en passant devant la maison qui était visée. Il aurait voulu lui dire de partir, de fuir, mais il ne pouvait pas, sous peine de mettre en péril la mission. Le regard un peu mélancolique de ses grands yeux ourlés de longs cils revenait le hanter souvent. Quand ils étaient venus vérifier la bonne exécution de la mission, il n'y avait plus à la place de l'enfant qu'un petit tas sanguinolent et le bonnet qui protégeait sa tête dont il ne restait rien.

Antoine se secoue pour chasser ces visions. Il avait fait son boulot, ce pour quoi il était alors payé. C'est ce qu'il va faire maintenant : un travail pour lequel il est généreusement payé, et basta. Il n'a jamais eu d'état d'âme. Ce qu'il est en train de faire, c'est pour Clara, Isabelle et lui, afin qu'ils aient une vie tranquille, enfin, sans toujours compter, faire ce dont ils ont envie. Que Clara démarre bien dans la vie. De toutes les manières, si Pierre et lui ne le font pas, d'autres le feront à leur place et cela ne changera pas grand-chose au monde et à ses embrouilles. Ils sont maintenant trop engagés pour faire marche arrière ! Et puis, se répète-t-il, comme pour s'autopersuader, ce n'est pas grand- chose ! Un transport de marchandises dans de grands sacs, ils ont refusé les valises, cela porte malheur sur un bateau ! Va donc savoir pourquoi ! Donc, Pierre et lui avaient demandé que tout soit emballé dans de grands sacs. Ce qui a fait sourire leurs employeurs qui, satisfaits de leur travail,

n'ont pas rechigné et ont fait emballer les poches de plastique dans de grands sacs en toile épaisse et totalement opaque. Cela fait le troisième transit qu'ils effectuent, une fois seuls, les deux autres voyages avec deux passagers toujours les mêmes, des soit-disant hommes d'affaires qui veulent profiter de la « croisière », disent-ils. Pour les surveiller ou pour voyager discrètement ? Pierre et Antoine se sont interrogés, mais ont conduit sans rien demander les passagers et leurs bagages dans le port qui leur a été désigné juste avant le départ, un petit port de Galice où on les attend. Le débarquement s'est fait discrètement à la nuit tombée, le long d'un quai désert sinon les quelques hommes qui ont accueilli avec forces embrassades leurs croisiéristes et se sont chargés des lourds sacs rembarqués dans des camionnettes qui ont quitté rapidement le port sans autre contrôle. Leurs passagers, très courtois, les ont salués et sont partis dans un gros quatre-quatre noir, accompagnés de leurs jeunes compagnes.

Le lieu où doit être débarquée la marchandise ne leur est indiqué qu'au dernier moment. De même, ils ne savent pas s'ils seront seuls ou si des voyageurs les accompagneront. Sans importance pour les deux marins. La seule chose dont ils ont la charge est de conduire le voilier à bon port, enfin celui qu'on leur indiquera. Leur pouvoir de décision concerne la sécurité du bateau et donc l'étude de la météorologie. À cet égard, ce sont eux qui décident du départ. Les prévisions qu'Antoine a consultées sont excellentes pour la semaine qui vient. S'ils ne connaissent pas le lieu exact de débarquement, ils savent qu'ils devront traverser l'océan Atlantique et peut-être, leur a-t-on suggéré, passer le détroit de Gibraltar pour accoster dans un port méditerranéen.

Antoine donne cinquante dollars à la jeune femme, qui lui dit se prénommer Yalisa. À ses yeux écarquillés face au billet, il comprend qu'elle n'a pas du en voir souvent. Quand il lui donne la liste des achats à faire, elle hoche la tête plusieurs fois sans qu’il sache si elle sait lire ce qu'il lui a écrit. Il lui donne vingt dollars de plus en indiquant sa robe. Elle semble comprendre qu'il veut qu'elle change de vêtement. Il se doute qu'elle va récupérer dans sa casita d'autres frusques et que les vingt dollars et une partie des cinquante dollars vont nourrir sa famille pour quelques jours. Qu'importe ! Pourvu qu'elle lui rapporte les bières, les légumes et les fruits frais qu'il souhaite. Elle n'a pas l'air trop sotte et peut s'avérer une compagne agréable pour les quelques jours qu'ils devront passer au port. Leurs employeurs les ont avisés que le départ ne se ferait pas avant le début de la semaine prochaine . La marchandise ne serait pas prête avant. Y aurait-il des voyageurs ? Ils se sont contentés de hausser les épaules sans répondre.

Antoine débarrasse deux des trois cabines pour d'hypothétiques compagnons de voyage et surtout range la cale. Elle est assez grande mais il y a toujours des cordages jetés là, des cartons, des objets inutiles. Ces missions sont l'occasion de faire le tri, car le bateau, dont les documents de propriété sont aux noms de Pierre et d'Antoine, les deux marins en font aussi un usage personnel. Antoine y a voyagé l’été dernier avec Isabelle, Clara et son compagnon du moment (ce n'est plus le même, elle en a changé depuis), enfin, ils sont allés tous les quatre passer une quinzaine de jours dans les îles grecques. Un voyage de rêve, d'autant plus que la paie de la précédente mission avait été généreuse, ils ont pu profiter des meilleurs restaurants et Isabelle et Clara, des boutiques les plus chics. Isabelle s'en est même inquiétée mais Antoine l'a rassurée en lui expliquant que les derniers croisiéristes, très satisfaits, leur ont laissé des pourboires plus que royaux. Il n'est pas sûr de l'avoir convaincue. Elle lui a rappelé que la prudence était une bonne conseillère et de rester attentif aux missions qu'il acceptait. Il le sait, mais se doute-t-elle que ses anciennes missions militaires étaient bien plus dangereuses et traumatisantes ? Il ne lui parle pas plus de son travail actuel que de ses précédentes entreprises.

À priori, Pierre et lui se contentent de transporter des touristes et leurs bagages. Il y a l'aspect parfois bizarre des voyageurs, l'âge très jeune de leurs compagnes. Mais on est dans les Caraïbes et cela est courant dans les mœurs locales. Ils ne vont pas devenir plus royalistes que le roi et tenter de moraliser une société libertine . Certes, il y a les bagages qu'ils transportent parfois sans leurs propriétaires. Ils sont déposés par des hommes de main que Pierre appelle des sicarios. À quoi, ça ressemble, un sicario ? Il y a des mafieux qui paraissent bien sous tout rapport ! Les sacs transportés sont bien clos, pèsent lourd, n'ont ni fuite ni odeur. Bien protégés par du papier kraft épais et enveloppés dans des plastiques (au cas où ils tomberaient dans l'eau, lui ont expliqué leurs

employeurs), ils sont rangés dans la cale sans passer entre les mains des deux skippers qui se contentent de vérifier leur emplacement pour ne pas nuire à l'équilibre du voilier . La cale est ensuite refermée et n'est plus ouverte jusqu'à leur arrivée à destination, un petit port de plaisance espagnol ou français, où des employés viennent les récupérer. Le tout se fait dans une grande courtoisie, tant avec les voyageurs, qu'avec leurs commanditaires et leurs employés.

Pierre et Antoine se sont bien posés quelques questions sur la nature de ces chargements, sur les voyageurs, sur l'absence de contrôles, tant au départ de Sainte Poésie qu'à l'arrivée en Europe. Pas de police, pas de douaniers. Pierre a déclaré qu'il y avait de nombreuses personnalités publiques tant politiques que artistes ou hommes d'affaires, bref, la jet-set, pour qui les contrôles sont des choses inconnues.

  • —  On ne se cache pas, renchérit Pierre. Sur le port, quand le chargement se fait, pour les voyageurs comme pour leurs bagages, cela est fait en plein jour, publiquement. Les autorités portuaires sont présentes.

  • —  Oui, confirme Antoine. Mais les autorités locales sont plutôt laxistes. Nous ne sommes jamais contrôlés quant à nos permis ni nos passeports.

  • —  Les policiers nous saluent de grands gestes. On partage parfois une bière avec eux. Ce sont de braves gars.

  • —  Certainement arrosés par nos employeurs. Tu n'as jamais remarqué quelques enveloppes données au milieu des accolades ?

  • —  C'est de tradition. Et en Europe, nous n'avons jamais été ennuyés !

  • —  On débarque dans de petits ports, essentiellement de plaisance, où il n'y a pas de service

    de douane ni de police, à peine une capitainerie tenue par un retraité qui échange de larges poignées de main avec nos croisiéristes et avec les hommes qui déchargent la cale.

  • —  Écoute, nous, on les transporte, avec leurs bagages. Un point, c'est tout. Nous sommes en règle, nos voyages sont déclarés aux autorités portuaires. On n'a jamais eu de contrôle. Le hasard ou la chance ! On ne fait rien d'illégal, sinon notre boulot de skippers.

    Antoine hausse les épaules lors de ces discussions. Après tout, Pierre a raison. Ils sont juste les transporteurs et ne sont pas censés vérifier les bagages de leurs clients qui leur donnent, comme l'exige la législation maritime , leurs passeports qu'ils présentent au départ de leur voyage au port de Sainte Poésie et à la capitainerie d'arrivée. Les autorités de ces petits ports y jettent un vague regard, se contentant de tamponner ou pas le document présenté, tout en plaisantant avec les deux skippers.

    Il est évident que Pierre et Antoine se posent quelques questions. Ils se sont renseignés : leurs employeurs ont pignon sur rue, favorablement connus dans le milieu des transports maritimes. Mais la renommée n'est pas toujours fonction de l'honnêteté dans ce milieu , mais plutôt de la fortune des entreprises. Celle-ci, nommée International Sea Transport, a un chiffre d'affaires à plus de sept chiffres et existe depuis quelques années. Comme beaucoup de ce genre de boîtes et pour des raisons fiscales, elle est domiciliée aux Îles Crocodiles, connues pour ses facilités d'installations. Son bureau européen principal est à Genève, avec plusieurs filiales à Budapest, Paris, Ankara et Monaco. Une multinationale...presque, enfin à tout le moins une firme internationale ! Pierre et Antoine en ont rencontré deux dirigeants, l'un avec un fort accent hispanique et l'autre, plus indéfinissable, du Moyen Orient peut-être, mais pas sûr . Le premier voyage s'est fait sur le bateau qu'ils utilisent actuellement mais qui était alors toujours la propriété de International Sea Transport, ou plutôt au nom d'un de leurs dirigeants, Marc Martin... un pseudo- citoyen français, avec un nom pareil, c'était évident, domicilié dans un patelin paumé de Mayenne, impossible à localiser sur une carte et que le GPS, curieusement interrogé par Antoine, présente comme un hameau de quatre maisons, dont trois abandonnées. Jamais ils n'ont rencontré ce Marc Martin (il y en a quelques milliers en France). Au deuxième voyage, leurs employeurs leur ont proposé de prendre le voilier à leurs noms, arguant que ce serait plus simple pour les formalités policières et douanières (si tant est qu'il y en eut!) et que Marc Martin était un vieux monsieur qui préférait se débarrasser de ce bateau qu'il n'utilisait plus. Quelques dizaines de milliers de dollars,

voire plus tout de même. Antoine et Pierre ont hésité, pas longtemps, car leurs employeurs n'étaient pas du genre à attendre . Plus qu'une proposition, leur offre était une obligation, qu'ils présentaient comme une avance sur leurs contrats futurs et comme une preuve de satisfaction après leurs premiers contrats. Ils n'ont jamais parlé de faire payer ce « cadeau » que les deux marins pouvaient utiliser à leur gré pourvu qu'ils soient disponibles lors des contrats dont ils étaient prévenus peu de temps à l'avance. Le transfert des documents du voilier se fit facilement, les autorités poésiennes se félicitant d'avoir dans leurs résidents deux anciens officiers de la Marine Française. Il ne leur fut guère demandé qu'une photocopie de leurs passeports pour établir les documents du bateau qui désormais leur appartenait.

Les conditions tant matérielles que financières de leur nouvel emploi sont royales et firent bien vite oublier les questions qui, au premier abord, les ont intrigués. Bonne paye, travail tranquille, liberté ! Que demander de plus pour deux paisibles retraités ?

3

Antoine est seul sur le voilier. Yalisa est descendue à quai, munie de la cinquantaine de dollars pour faire quelques courses. Le bateau oscille doucement, au gré des vagues qui viennent mourir dans la marina où il est seul. Les autres bateaux sont la plupart du temps vides. Il est arrivé à leurs employeurs d'y arriver par la mer, dans des vedettes puissantes, pour y déposer les touristes et leurs bagages. Antoine attend Pierre qui doit arriver aujourd'hui d'Europe pour l'accompagner durant cette mission. Il a atterri hier sur l'île voisine, dotée d'un aéroport plus important, et doit prendre un petit coucou pour arriver à Sainte Poésie dans ce qui ressemble davantage à un aérodrome d'aéroclub qu'à un aéroport, en dépit de la grande pancarte qui le désigne « Aéroport International de Sainte Poésie ». Un bien joli nom pour une île héritée des flibustiers et des corsaires qui ont écumé (et écument toujours !) les Caraïbes. La petite île commence à développer quelques établissements touristiques destinés à de très riches clients, souvent américains, du nord ou du sud, quelques russes et très peu d'Européens. Antoine et Pierre, lors de leur symbolique résidence à Sainte Poésie, ont été invités par le gouverneur de l'île. Une invitation très formalisée, sur un carton ouvragé et remis officiellement par un policier local en grand uniforme. Ils s'y sont rendus, difficile de se soustraire à une telle cérémonie. Le buffet était coloré et appétissant, le champagne, le rhum et le whisky coulaient à flot et les hôtesses, légèrement vêtues, des plus accueillantes. Une musique caribéenne de fond rendait presque l'atmosphère irréelle.

  • —  J'ai l'impression de me trouver dans un James Bond ! chuchota Pierre à l'oreille d'Antoine, tandis qu'une très jeune callipyge s'accrochait comme une bouée à ses épaules.

  • —  Ne te pose pas de questions et profite, lui répondit Antoine. Un rêve tropical, bien payé de surcroît, dont on aurait tort de se priver.

    Le gouverneur a été des plus chaleureux, leur a glissé sa carte avec son numéro de téléphone personnel et a précisé que l'île avait bien besoin de résidents sérieux et qu'il était prêt à accueillir leur famille s'ils le désiraient. Pierre et Antoine acquiescèrent en souriant .

    Nous n'y manquerons pas. Ce sera avec plaisir que nous ferons découvrir votre paradis à nos enfants, répliqua Pierre.

    Après la cérémonie, Antoine demanda à son ami s'il était sincère quand il prétendait accueillir en vacances ses enfants. Pierre éclata de rire.

  • —  Jamais, tu plaisantes. Une réponse de circonstance. C'est notre coin secret. Paradis ou pas, je ne sais pas, mais il n'est pas question d'y venir en famille. Trop risqué !

  • —  Tu me vois soulagé. Risqué, dis-tu ! Tu le penses ?

  • —  Je ne crois pas aux miracles. La prise me semble trop belle. Je me suis renseigné.

    Apparemment, tout est clean chez International Sea Transport . Mais des questions se posent. Qui et que transportons-nous ? Crois-tu qu'on nous paie si généreusement pour accompagner des croisiéristes lambdas avec leurs bagages ? Vraiment ? Nous ne sommes pas tombés de la dernière pluie. Ils utilisent notre pseudo notoriété d'anciens officiers sérieux et espèrent qu'ainsi nous n'attirerons pas l'attention des autorités, pas très regardantes. Deux vieux baroudeurs, copains de toujours, qui ne veulent pas raccrocher et qui sont contents d'engraisser leurs retraites plutôt minces. Contents de reprendre la mer, de retrouver un peu de tranquillité loin de chez eux. Tu ne crois pas que ces cadeaux, ces invitations, ces greluches qui nous tombent dans les bras sont offerts sans contrepartie. Ils veulent juste que nous fermions les yeux, tout en sachant pouvoir compter sur notre expérience de vieux loups de mer. Qui pourrait soupçonner deux retraités de la Royale, aux excellents états de service ?

    Antoine réfléchit.

Je ne vais pas faire ça jusqu'à la saint Glinglin. Quand j'aurai une somme suffisamment

rondelette, je m'arrêterai. Il faut que je termine les travaux dans notre maison, en ce moment la piscine et le tennis. Isabelle pourra bientôt s'arrêter et Clara finit ses études. Je compte lui acheter un petit appartement et ensuite, stop !

  • —  Ça dépend si tu veux acheter un appartement dans le seizième à Paris ou à Monaco ou au fin fond de la campagne ! Et ta piscine, tu la veux olympique ou pour faire trempette ? répliqua Pierre en riant. Mes projets ne sont pas les mêmes, liquider mes divorces avec les prestations demandées par mes ex et leurs avocats. J'ai deux enfants et donc deux pensions alimentaires. Ma progéniture s'attarde dans ses études. Donc toi comme moi, on en a pour quelques années encore. Mais, tout ça, ils le savent !

  • —  Ils ? De qui parles-tu ?

  • —  De nos mystérieux employeurs. Ils savent pertinemment qu'on a encore besoin d'eux

    pour quelque temps. Moi, tant qu'on ne nous demande pas davantage, ça me va très

    bien... à condition qu'il n'y ait pas un grain de sable qui grippe l'engrenage.

  • —  Tu crois qu'il y a un risque ?

  • —  On n'a rien sans rien, tu le sais. Je pense que le système est bien rôdé et que les risques

    sont limités, mais pas inexistants. On fait notre boulot correctement. Mine de rien, je me renseigne auprès d'anciennes relations. Pour l'instant, pas de nuages en vue, je t'assure. Je te préviendrai si j'apprends qu'il y a un problème en vue. Allez, viens, on en profite !

    Antoine a longtemps ruminé après cette conversation, un peu inquiet. Mais il sait pouvoir compter sur Pierre, qui n'est pas une tête brûlée ni un casse-cou. Si un problème se profile, ils le sauront à temps. Ils se sont souvent interrogés tant sur leurs voyageurs que sur les marchandises transportées. Ils se doutent de la limite légale de leurs transports, même si officiellement, tout est correct, passeports, visas, contrôles. Ils ont finalement opté pour une réponse qui les satisfait et leur évite de s'interroger davantage : ils pensent transporter des cigarettes de contrebande, c'est la raison pour laquelle les paquets sont si soigneusement emballés, pour éviter l'humidité. Leurs touristes, toujours très polis et discrets sur leurs affaires, doivent être de riches personnages qui veulent voyager discrètement avec leurs jeunes compagnes et débarquer en Europe sans être reconnus. Ils n'ont jamais à transporter ni marchandises ni voyageurs lors des traversées en provenance d'Europe vers la paradisiaque île de Sainte Poésie, les voyages aller se font seuls.

    Antoine s'est assoupi sur le bateau quand le bruit de pas sur le pont le réveille. Il se relève du hamac qu'ils ont installé et aperçoit une silhouette qui vient de sauter à bord. Il reconnaît la démarche décidée de Pierre, vêtu de son éternel jean et d'une chemisette blanche, mettant en valeur sa silhouette athlétique et son bronzage. Un bel homme qui ne paraît pas avoir légèrement dépassé la soixantaine. Il s'avance de sa démarche chaloupée, un sourire éclatant accroché aux lèvres.

    Alors, flemmard, on bronze ? Et tout seul en plus.

    Ils partagent une franche accolade, contents de se retrouver. Ils hésitent, par prudence, de rester seuls à Sainte Poésie. Mais Pierre a été retenu en France par un rendez-vous médical et Antoine, à la demande de leurs employeurs, a du arriver quelques jours auparavant. Il ne sait pas vraiment pourquoi, car il n'a reçu ni visites, ni marchandises. Seuls quelques policiers en goguette sont passés le saluer et s'enquérir si tout allait bien, en lui demandant si son ami allait bientôt arriver. Il a répondu qu’il l'attendait incessamment. Cette réponse a paru satisfaire les militaires qui, il l'a remarqué, jetaient de loin un œil sur le voilier. Quand il a interrogé le gardien du port, celui-ci lui a répondu qu'il n'avait vu personne, et, après réception d'un petit billet vert, l'a rassuré d'un sourire en lui précisant que tout allait bien et qu'il veillait au grain.

    Antoine se sent moins seul maintenant que Pierre est arrivé. Il faut qu'il arrête d’échafauder des rêves délirants et inquiétants. Ils ne font que transporter des gens munis de toutes les autorisations et la loi ne leur impose pas de fouiller leurs bagages, aussi imposants et encombrants soient-ils. La police et la douane sont là pour ça. Tout est réglo. Mais la vieille morale judéo- chrétienne et la méfiance traditionnelle de l'armée le rendent prudent à l'excès. De l'argent trop facilement gagné, entend-il son père lui répéter, comme lorsqu'il était jeune, ce n'est pas normal. Mais c'était une autre époque ! Isabelle a paru inquiète lors de leur dernier séjour en Europe. Elle se doute sans doute de ses aventures, se dit-il, et en ressent une certaine jalousie. L'arrivée de Pierre le sort de ses pensées pessimistes. Ils vont pouvoir travailler ensemble. La perspective de leur prochaine transatlantique les réjouit. L'appel de la mer est toujours là, le plaisir de sentir le voilier répondre à leur gouvernance, le silence de la mer , le ciel et l'océan comme seuls horizons. Pierre

dépose son sac et demande :

  • —  Des nouvelles de notre prochain départ ?

  • —  Rien de précis, dans les prochains jours, je suppose. Pour l'instant, ni voyageurs, ni

    marchandises.

  • —  Tiens donc, réplique en riant Pierre et passant la tête dans la porte de la cabine de son

    ami. Une nuit accompagnée... Tu ne perds pas de temps ! Où l'as-tu cachée ?

  • —  Il faut bien s'occuper. Tu sais que je n'aime pas être seul quand on est au port. Je l'ai

    envoyée faire quelques courses au village.

  • —  Elle va pouvoir nourrir sa famille. J'espère que tu n'as pas été trop généreux. Tu as

    tendance à te faire avoir. Antoine éclate de rire.

Tu ne vas pas pleurer pour quelques dollars. Considère cela comme une bonne action.

Elle va nous rapporter des fruits et des légumes frais. Il va falloir que l'on fasse quelques provisions avant de partir. Encore faut-il connaître notre date de départ et si nous aurons des touristes pour ce voyage. Les flics sont passés nous faire un petit coucou.

Pierre s'arrête de disposer ses affaires dans la cabine et se relève brutalement.

  • —  Que veulent-ils ?

  • —  Rien de précis, juste nous saluer. Ils m'ont demandé quand tu serais là.

  • —  Bizarre ! Cela ne s'est jamais produit. Tu as vu avec le gardien ?

  • —  Il m'a répondu qu'il n'y a rien de spécial. Ils sont venus chercher un petit bakchich que je leur ai donné. C'est bientôt le carnaval et ils ont besoin d'argent. Il n'y pas de quoi s'inquiéter.

    Pierre ne semble pas très convaincu et hoche la tête, dubitatif.

  • —  Ouais ! Espérons. Je les sens un peu inquiets ces derniers temps.

  • —  Qui donc ?

  • —  International Sea Transport. Leurs demandes manquent de précision. Ils ne nous ont fait

    jamais attendre ainsi au port. Leurs missions sont nettes et sans fioritures, date et lieu de départ et d'arrivée, nombre de voyageurs. En ce moment, c'est plus flou. Mais tu as sans doute raison, je suis inutilement inquiet.

  • —  Bon, des nouvelles de ta santé ? Que t'a dit le cardiologue ?

  • —  C'est reparti pour vingt ans encore.

  • —  Il ne t'a pas dit davantage ?

  • —  Bof ! Doucement sur l'alcool, les gros cigares cubains et les petites beautés tropicales.

    La norme à notre âge, quoi. C'est certainement la même chose pour toi. On va manger sur le port. Je rêve de poisson frais. Au fait, tu as raison, je me suis habitué aux voyages en classe Affaires. J'ai dormi comme un loir et me sens en pleine forme, sans souffrir du décalage horaire. Ce sont de bons employeurs, qui nous traitent très respectueusement.

  • —  Ils ont besoin de nous.

  • —  Et nous d'eux. Allez, on y va. 


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