dimanche 15 janvier 2017




PROMENADE



Elle s’engage dans la petite rue pavée qui semble descendre vers une église dont les cloches qui dominent la ville l’ont réveillée tôt ce matin.
Elle avait pourtant envie de faire la grasse matinée aujourd’hui. Arrivée tard à l’hôtel hier soir après s’être perdue plusieurs fois malgré son GPS qui a fini par lui annoncer qu’elle se trouvait dans une zone non couverte, et oui, il en existe encore, même en Espagne, elle n’a pas dîné car le restaurant était fermé et a du se contenter de grignoter les quelques biscuits qui traînaient dans la voiture avec un thé proposé dans la chambre.
Elle a à peine pris le temps de se couler rapidement sous la douche, qu’elle aurait souhaitée plus chaude, il faudrait qu’elle en parle à la réception, et s’est enfoncée dans le lit moelleux. En ce début d’automne plutôt clément, l’édredon est bienvenu. Après avoir tenté, plus par habitude que par envie, de continuer la lecture du livre qu’elle a commencé la veille, elle l’abandonne bien vite, le dépose au sol près de son lit et s’endort, serrant comme d’habitude, l’oreiller entre ses bras.
Son sommeil est bienfaisant, l’hôtel choisi sur catalogue correspond à la promesse de tranquillité et de calme annoncés.
Le vieil édifice donne sur une ruelle en pente relativement douce qu’elle parcourt en faisant attention à ne pas se tordre les chevilles sur les pavés inégaux qui la recouvrent. L’estomac calé par un solide petit déjeuner compensant le dîner raté, elle se sent en pleine forme. Le ciel a ce bleu léger des matins d’automne, les nuages sont rares, l’air est doux. Cette ruelle qui descend vers elle ne sait quelle découverte l’enchante. Elle s’est refusée à consulter un plan de la vieille ville, décidée à se fier à son instinct pour la visiter et rassurée par l’aspect de la cité dont la taille mesurée doit permettre une orientation aisée.
Elle se sent des ailes, heureuse de ces quelques jours de vacances seule et décidés au dernier moment. Il y a une semaine, elle ignorait jusqu’au nom de la ville qu’elle a découverte sur internet, justement à partir d ‘une photographie de cette ruelle qu’elle emprunte ce matin. Elle rêvait depuis quelques minutes devant cette image quand son compagnon s’était approché et l’avait rejointe dans son observation.
-Qu’est-ce que c’est?
-Je ne sais pas, a-t-elle répondu.
-Cela fait plusieurs minutes que tu es bloquée devant l’écran. Cela ne te ressemble pas! Tu rêves?
Peut-être bien! Il cliqua sur la légende au bas de l’écran. Un lien les mena directement sur un site intitulé « Vacances particulières » où il retrouva rapidement la photographie qu’elle contemplait. L’annonce présentait un « hôtel de charme », dans le vieux centre tranquille d’une petite cité du sud de l’Espagne. En cette période plutôt hors saison, les prix étaient très attractifs. Seul hic: il fallait s’y rendre par ses propres moyens et il était conseillé d’avoir un véhicule pour se déplacer. Son compagnon l’encouragea à réserver.
-Tu as besoin de te reposer. On n’a pas pris de vacances cette année avec la création de la boîte. On ne peut pas s’absenter tous les deux en même temps en ce moment. Prends donc une dizaine de jours. J’aurai moins de scrupules à partir au ski cet hiver!
Cet argument, surtout qu’elle n’appréciait pas les sports d’hiver, suffit à la convaincre. En un clic, elle réserva, choisissant la semaine suivante comme dates de séjour, en un deuxième clic, elle paya, toujours fascinée, mais également effrayée par la facilité d’achat sur internet, et imprima sa réservation avec l’adresse précise de l’hôtel qu’elle rechercha sur Google Map qui, dans la foulée, lui calcula la distance depuis son domicile: 1458 km, et lui indiqua l’aéroport et la gare les plus proches. Après réflexion, elle décide d’y aller en voiture, après tout, sa voiture est récente et confortable, elle prévoira une étape.
Une fois ces formalités rapides terminées, elle retourne sur l’image qui l’attire.
-C’est étrange. J’ai l’impression de connaître cet endroit.
Très rationnel, son compagnon lui rappelle qu’elle a, dans son enfance, souvent passé ses vacances dans le sud de l’Espagne avec ses parents. Il ajoute:
-Toutes ces petites villes traditionnelles se ressemblent, des petites maisons blanches ou colorées, des grillages aux fenêtres, des ruelles pavées qui montent ou qui descendent suivant le sens où tu les empruntes, des tours d’églises égrenant le temps qui passe…Il n’y a là rien de très original! Il est possible que tu aies déjà visité cette région. Appelle tes parents pour le savoir. Ton père a une mémoire phénoménale des lieux que vous avez fréquentés.
-Non, laisse tomber. On a souvent une impression de déjà vu ou de déjà vécu. J’aviserai sur place.
Maintenant, elle y est, à se balader dans cette ruelle qui semble n’en plus finir de descendre.
Il n’y a personne, pas de bruit, juste un léger sifflement que l’air semble diffuser comme une mélopée.
Un chat surgit à sa gauche. Il semble être sorti du mur. Il traverse la chaussée majestueusement, lentement, brandissant sa queue telle un panache blanc. Il s’assoit, la regarde de ses étranges yeux vairons, penche un peu la tête de côté. Il va se mettre à parler! Puis il se décide à continuer son chemin, sans se presser et entre dans une vieille porte de bois fermée, oui dans la porte, et disparaît. Elle se dit « Il doit y avoir une chatière que je n’ai pas vue », puis réfléchit : « Une chatière dans une porte quasi médiévale? Tu délires, ma vieille! »
Enfin, plus de chat!
Elle continue son chemin, plus décidée que jamais à rejoindre l’église dont le haut clocher semble la narguer et lui donne l’impression de s’éloigner alors qu’elle devrait s’en rapprocher. Plus elle marche, accélérant le pas, plus l’église paraît s’éloigner.
Un mouvement derrière une fenêtre, un rideau qui bouge, un visage masqué d’un loup noir et argent la fixe puis laisse tomber le voilage.
Bizarre ! On est au mois d’octobre, ce n’est pas la période de carnaval.
Et toujours personne dans la rue. Un bruit lui fait lever la tête. Une cage remplie d’oiseaux qui n’était pas là il y a quelques instants. Le bruissement de leurs ailes colorées s’accompagne de légers piaillements, comme assourdis. Puis la cage disparaît, comme happée par la fenêtre à laquelle elle est accrochée.
Etrange ballade! Et cette église qui s’éloigne toujours! Quelle heure est-il? Elle regarde machinalement son poignet. Elle a oublié sa montre. L’horloge du clocher a ses deux aiguilles bloquées sur le chiffre 6. 66, ce n’est pas un bon nombre, porte-malheur, semble-t-elle se souvenir. Mais non, c’est 666, on le lui a souvent répété, à elle qui est née le 6 juin 1966. Des fadaises de bonnes femmes qu’elle s’est toujours refusée à croire. Mais que lui arrive-t-il donc dans cette rue de ce village inconnu?
Elle marche, elle marche, depuis des heures lui semble-t-il, incapable de comptabiliser un temps qui lui paraît interminable.
Brutalement, elle se retrouve sur une petite place, éclatante de lumière où quelques arbres aussi majestueux qu’anciens distribuent généreusement leur ombre. Des fleurs de couleurs vives dont elle ne reconnaît pas les formes étranges, forment une allée qui la mène vers l’église qu’elle recherche depuis le début de sa promenade. Une grande porte sombre en interdit l’accès. Aucune inscription sur les éventuelles heures d’ouverture et de visites. Elle fait le tour du bâtiment d’un blanc éclatant, orné de boiseries et de balcons dorés. Elle se retrouve à nouveau devant la grande porte quand celle-ci s’ouvre silencieusement. Elle hésite et pénètre doucement, pas très rassurée. Une ombre se tient dans la porte. Vêtue d’une grande bure, le visage caché par une capuche, la silhouette déploie lentement son bras pour lui faire signe d’entrer. Sa main fine et blanche dépasse de la large manche de sa robe de moine. Que risque-t-elle? Dans une église! Avec un religieux! Elle entre prudemment cependant et sursaute quand le lourd portail se referme bruyamment. Elle se sent piégée dans cette obscurité que seules quelques flammes de bougies vacillantes éclairent dans le fond de la nef. Elle avance lentement, autant pour se diriger vers ces petites sources de lumière que pour s’éloigner du personnage inquiétant qui la suit silencieusement. Elle réfléchit vite. Qu’a-t-elle pour se défendre dans son sac? Une petite lampe de poche qui peut lui servir pour assommer l’étrange moine! Un petit vaporisateur de parfum pour l’aveugler! Tant pis si elle gâche son Coco de Chanel… Et puis, pas grand-chose d’autre qui puisse la sauver. Sans parler du fait qu’elle n’est pas sûre de trouver rapidement ces objets dans le capharnaüm de sa besace.
Musique! Le concerto d’Aranjuez! Son portable!
Le moine s’approche et lui passe son bras sur l’épaule, sa main fraîche lui caresse le cou. Il va l’étrangler, c’est sûr! Elle va mourir là, dans ce village perdu, dans cette église inconnue, assassinée par un curé qu’elle ne connaît pas…
-Chérie, tu t’es endormie devant ton écran!
Elle ouvre les yeux péniblement, la tête lourde reposant dans ses avant-bras endormis, assise à son bureau face à son ordinateur. Elle se sent comme épuisée après un long voyage. Sans y penser, automatiquement, elle clique sur la souris et voit s’afficher sur l’écran la rue pavée qui descend vers l’église, le clocher, les façades de couleurs, avec une petite silhouette de dos qui semble marcher. Son compagnon déchiffre les quelques lignes sous l’image.
-Regarde, c’est la photo d’un village qui a disparu il y a quelques années, englouti par les eaux d’un barrage. Il y a la date, le 6 juin 1966. C’est une coïncidence étrange, c’est le jour de ta naissance.
Il penche un peu la tête tout en s’éloignant de l’écran.
-Tu sais que la jeune femme te ressemble, C’est la même silhouette, la même allure. Ça n’a pas l’air d’aller, ma puce. Tu as l’air perturbée. Tu as du faire un mauvais rêve. On a besoin de vacances. Je sais que tu aimes le soleil. Ça te dit l’Espagne ou l’Italie?
Parfaitement réveillée maintenant, elle lui répond fermement:
-Non, une île des Caraïbes ou de l’Océan Indien, je préfère les plages de sable blanc et les palmiers, tout compte fait!



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