PROMENADE
Elle
s’engage dans la petite rue pavée qui semble descendre vers une
église dont les cloches qui dominent la ville l’ont réveillée
tôt ce matin.
Elle
avait pourtant envie de faire la grasse matinée aujourd’hui.
Arrivée tard à l’hôtel hier soir après s’être perdue
plusieurs fois malgré son GPS qui a fini par lui annoncer qu’elle
se trouvait dans une zone non couverte, et oui, il en existe encore,
même en Espagne, elle n’a pas dîné car le restaurant était
fermé et a du se contenter de grignoter les quelques biscuits qui
traînaient dans la voiture avec un thé proposé dans la chambre.
Elle
a à peine pris le temps de se couler rapidement sous la douche,
qu’elle aurait souhaitée plus chaude, il faudrait qu’elle en
parle à la réception, et s’est enfoncée dans le lit moelleux. En
ce début d’automne plutôt clément, l’édredon est bienvenu.
Après avoir tenté, plus par habitude que par envie, de continuer la
lecture du livre qu’elle a commencé la veille, elle l’abandonne
bien vite, le dépose au sol près de son lit et s’endort, serrant
comme d’habitude, l’oreiller entre ses bras.
Son
sommeil est bienfaisant, l’hôtel choisi sur catalogue correspond à
la promesse de tranquillité et de calme annoncés.
Le
vieil édifice donne sur une ruelle en pente relativement douce
qu’elle parcourt en faisant attention à ne pas se tordre les
chevilles sur les pavés inégaux qui la recouvrent. L’estomac calé
par un solide petit déjeuner compensant le dîner raté, elle se
sent en pleine forme. Le ciel a ce bleu léger des matins d’automne,
les nuages sont rares, l’air est doux. Cette ruelle qui descend
vers elle ne sait quelle découverte l’enchante. Elle s’est
refusée à consulter un plan de la vieille ville, décidée à se
fier à son instinct pour la visiter et rassurée par l’aspect de
la cité dont la taille mesurée doit permettre une orientation
aisée.
Elle
se sent des ailes, heureuse de ces quelques jours de vacances seule
et décidés au dernier moment. Il y a une semaine, elle ignorait
jusqu’au nom de la ville qu’elle a découverte sur internet,
justement à partir d ‘une photographie de cette ruelle
qu’elle emprunte ce matin. Elle rêvait depuis quelques minutes
devant cette image quand son compagnon s’était approché et
l’avait rejointe dans son observation.
-Qu’est-ce
que c’est?
-Je
ne sais pas, a-t-elle répondu.
-Cela
fait plusieurs minutes que tu es bloquée devant l’écran. Cela ne
te ressemble pas! Tu rêves?
Peut-être
bien! Il cliqua sur la légende au bas de l’écran. Un lien les
mena directement sur un site intitulé « Vacances
particulières » où il retrouva rapidement la photographie
qu’elle contemplait. L’annonce présentait un « hôtel de
charme », dans le vieux centre tranquille d’une petite cité
du sud de l’Espagne. En cette période plutôt hors saison, les
prix étaient très attractifs. Seul hic: il fallait s’y rendre par
ses propres moyens et il était conseillé d’avoir un véhicule
pour se déplacer. Son compagnon l’encouragea à réserver.
-Tu
as besoin de te reposer. On n’a pas pris de vacances cette année
avec la création de la boîte. On ne peut pas s’absenter tous les
deux en même temps en ce moment. Prends donc une dizaine de jours.
J’aurai moins de scrupules à partir au ski cet hiver!
Cet
argument, surtout qu’elle n’appréciait pas les sports d’hiver,
suffit à la convaincre. En un clic, elle réserva, choisissant la
semaine suivante comme dates de séjour, en un deuxième clic, elle
paya, toujours fascinée, mais également effrayée par la facilité
d’achat sur internet, et imprima sa réservation avec l’adresse
précise de l’hôtel qu’elle rechercha sur Google Map qui, dans la
foulée, lui calcula la distance depuis son domicile: 1458 km, et lui
indiqua l’aéroport et la gare les plus proches. Après réflexion,
elle décide d’y aller en voiture, après tout, sa voiture est
récente et confortable, elle prévoira une étape.
Une
fois ces formalités rapides terminées, elle retourne sur l’image
qui l’attire.
-C’est
étrange. J’ai l’impression de connaître cet endroit.
Très
rationnel, son compagnon lui rappelle qu’elle a, dans son
enfance, souvent passé ses vacances dans le sud de l’Espagne avec
ses parents. Il ajoute:
-Toutes
ces petites villes traditionnelles se ressemblent, des petites
maisons blanches ou colorées, des grillages aux fenêtres, des
ruelles pavées qui montent ou qui descendent suivant le sens où tu
les empruntes, des tours d’églises égrenant le temps qui passe…Il
n’y a là rien de très original! Il est possible que tu aies déjà
visité cette région. Appelle tes parents pour le savoir. Ton père
a une mémoire phénoménale des lieux que vous avez fréquentés.
-Non,
laisse tomber. On a souvent une impression de déjà vu ou de déjà
vécu. J’aviserai sur place.
Maintenant,
elle y est, à se balader dans cette ruelle qui semble n’en plus
finir de descendre.
Il
n’y a personne, pas de bruit, juste un léger sifflement que l’air
semble diffuser comme une mélopée.
Un
chat surgit à sa gauche. Il semble être sorti du mur. Il traverse
la chaussée majestueusement, lentement, brandissant sa queue telle
un panache blanc. Il s’assoit, la regarde de ses étranges yeux
vairons, penche un peu la tête de côté. Il va se mettre à
parler! Puis il se décide à continuer son chemin, sans se
presser et entre dans une vieille porte de bois fermée, oui dans la
porte, et disparaît. Elle se dit « Il doit y avoir une
chatière que je n’ai pas vue », puis réfléchit :
« Une chatière dans une porte quasi médiévale? Tu délires,
ma vieille! »
Enfin,
plus de chat!
Elle
continue son chemin, plus décidée que jamais à rejoindre l’église
dont le haut clocher semble la narguer et lui donne l’impression de
s’éloigner alors qu’elle devrait s’en rapprocher. Plus elle
marche, accélérant le pas, plus l’église paraît s’éloigner.
Un
mouvement derrière une fenêtre, un rideau qui bouge, un visage
masqué d’un loup noir et argent la fixe puis laisse tomber le
voilage.
Bizarre !
On est au mois d’octobre, ce n’est pas la période de carnaval.
Et
toujours personne dans la rue. Un bruit lui fait lever la tête. Une
cage remplie d’oiseaux qui n’était pas là il y a quelques
instants. Le bruissement de leurs ailes colorées s’accompagne de
légers piaillements, comme assourdis. Puis la cage disparaît, comme
happée par la fenêtre à laquelle elle est accrochée.
Etrange
ballade! Et cette église qui s’éloigne toujours! Quelle
heure est-il? Elle regarde machinalement son poignet. Elle a oublié
sa montre. L’horloge du clocher a ses deux aiguilles bloquées sur
le chiffre 6. 66, ce n’est pas un bon nombre, porte-malheur,
semble-t-elle se souvenir. Mais non, c’est 666, on le lui a souvent
répété, à elle qui est née le 6 juin 1966. Des fadaises de
bonnes femmes qu’elle s’est toujours refusée à croire. Mais que
lui arrive-t-il donc dans cette rue de ce village inconnu?
Elle
marche, elle marche, depuis des heures lui semble-t-il, incapable de
comptabiliser un temps qui lui paraît interminable.
Brutalement,
elle se retrouve sur une petite place, éclatante de lumière où
quelques arbres aussi majestueux qu’anciens distribuent
généreusement leur ombre. Des fleurs de couleurs vives dont elle ne
reconnaît pas les formes étranges, forment une allée qui la mène
vers l’église qu’elle recherche depuis le début de sa
promenade. Une grande porte sombre en interdit l’accès. Aucune
inscription sur les éventuelles heures d’ouverture et de visites.
Elle fait le tour du bâtiment d’un blanc éclatant, orné de
boiseries et de balcons dorés. Elle se retrouve à nouveau devant la
grande porte quand celle-ci s’ouvre silencieusement. Elle hésite
et pénètre doucement, pas très rassurée. Une ombre se tient dans la porte. Vêtue d’une grande bure, le visage caché par
une capuche, la silhouette déploie lentement son bras pour lui faire
signe d’entrer. Sa main fine et blanche dépasse de la large manche
de sa robe de moine. Que risque-t-elle? Dans une église! Avec un
religieux! Elle entre prudemment cependant et sursaute quand le lourd
portail se referme bruyamment. Elle se sent piégée dans cette
obscurité que seules quelques flammes de bougies vacillantes
éclairent dans le fond de la nef. Elle avance lentement, autant pour
se diriger vers ces petites sources de lumière que pour s’éloigner
du personnage inquiétant qui la suit silencieusement. Elle réfléchit
vite. Qu’a-t-elle pour se défendre dans son sac? Une petite lampe
de poche qui peut lui servir pour assommer l’étrange moine! Un
petit vaporisateur de parfum pour l’aveugler! Tant pis si elle
gâche son Coco de Chanel… Et puis, pas grand-chose d’autre qui
puisse la sauver. Sans parler du fait qu’elle n’est pas sûre de
trouver rapidement ces objets dans le capharnaüm de sa besace.
Musique!
Le concerto d’Aranjuez! Son portable!
Le
moine s’approche et lui passe son bras sur l’épaule, sa main
fraîche lui caresse le cou. Il va l’étrangler, c’est sûr! Elle
va mourir là, dans ce village perdu, dans cette église inconnue,
assassinée par un curé qu’elle ne connaît pas…
-Chérie,
tu t’es endormie devant ton écran!
Elle
ouvre les yeux péniblement, la tête lourde reposant dans ses
avant-bras endormis, assise à son bureau face à son ordinateur.
Elle se sent comme épuisée après un long voyage. Sans y penser,
automatiquement, elle clique sur la souris et voit s’afficher sur
l’écran la rue pavée qui descend vers l’église, le clocher,
les façades de couleurs, avec une petite silhouette de dos qui
semble marcher. Son compagnon déchiffre les quelques lignes sous
l’image.
-Regarde,
c’est la photo d’un village qui a disparu il y a quelques années,
englouti par les eaux d’un barrage. Il y a la date, le 6 juin 1966.
C’est une coïncidence étrange, c’est le jour de ta naissance.
Il
penche un peu la tête tout en s’éloignant de l’écran.
-Tu
sais que la jeune femme te ressemble, C’est la même silhouette, la
même allure. Ça n’a pas l’air d’aller, ma puce. Tu as l’air
perturbée. Tu as du faire un mauvais rêve. On a besoin de vacances.
Je sais que tu aimes le soleil. Ça te dit l’Espagne ou l’Italie?
Parfaitement
réveillée maintenant, elle lui répond fermement:
-Non,
une île des Caraïbes ou de l’Océan Indien, je préfère les
plages de sable blanc et les palmiers, tout compte fait!
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