jeudi 19 janvier 2017

EXTRAIT DE : "A LA CROISÉE DES CHEMINS"




I 1er AOUT 1990


Fatiha ouvre lentement les yeux. Elle est réveillée depuis quelque temps, mais garde les yeux fermés, savourant le silence de la maison et de la campagne autour, à peine troublé par de lointains appels d'ânes et des piaillements d'oiseaux. Aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres. Elle est toute excitée. Elle a eu beaucoup de mal à s'endormir la veille au soir. Son père arrive aujourd’hui. Elle ne l’a pas vu depuis plusieurs mois. Et encore, cette année, elle l'a vu deux fois. Il est venu cet hiver quand sa grand-mère, la mère de son père, a été malade et est décédée. Elle connaissait peu cette grand-mère paternelle, c'était une vieille femme qui parlait peu. Ce n'est pas comme son autre Dada qui lui raconte des histoires pleines de génies, de fées et de princesses, qui lui fait des gâteaux à la pâte d'amandes et des crêpes dégoulinantes de miel, même quand ce n'est pas jour de fête. C'est vrai qu'elle en a eu un peu honte, mais elle a été contente que son père vienne, même pour cette triste circonstance.

Aujourd’hui, c'est différent : son père vient comme tous les ans en été et va rester un mois au village. Il vient toujours à la même période, durant le mois d’août. Il lui a expliqué que c'est le mois de fermeture de l'usine où il travaille en France. Fatiha est très fière : son père fabrique des voitures, des voitures neuves, rutilantes, pas comme ces vieux taxis que l'on voit arriver poussifs, chargés de nombreux voyageurs, de leurs sacs, parfois même de leurs moutons. Non, son père lui a expliqué qu'il fabrique des voitures toutes neuves, de toutes les couleurs, des voitures que les gens achètent avec beaucoup d'argent. Peut-être même qu'une année, lui a-t-il dit, il pourra lui aussi acheter une voiture semblable, toute neuve, rouge espère-t-elle, presque neuve, a-t-il précisé. Arrivera-t-il dedans cette année, se demande-t-elle? Ou sera-t-il dans un des nombreux cars qui arrivent d’Europe chargés de ces travailleurs qui reviennent l'été au pays? Elle ne sait pas, sa mère lui a simplement dit qu'il arrive aujourd’hui. Mais sa mère n’en sait pas plus. Sa mère ne sait ni lire ni écrire et, quand une lettre arrive de France, envoyée par son père qui se contente de signer ce qu'un autre plus savant a écrit, elle se précipite chez l'instituteur du village qui la lui lit. Depuis cette année, Fatiha réussit à lire un peu ces lettres écrites en français car elle apprend le français à l'école. Elle commence à le déchiffrer et à le comprendre pour la plus grande fierté de sa mère et même de son père à qui elle a écrit le mois dernier sa première lettre : sa mère a pu se passer de l'instituteur et la lui a dictée.

Elle entend sa mère qui se lève, ses bracelets cliquettent au rythme de ses mouvements. Depuis son enfance, elle entend cet agréable tintement qui la berçait quand elle était enfant ou au contraire qui la réveillait . Depuis que son père est parti travailler en France, sa mère a encore plus de bracelets et de bijoux car il lui en offre chaque été. L'été dernier, pour la plus grande fierté de Fatiha, son père a offert à sa mère une ceinture en or qu'il n'avait pas pu acheter quand ils se sont mariés. Sa mère la porte sur son beau caftan doré et coloré quand il y a des fêtes, des mariages surtout, où chaque femme expose fièrement ses bijoux, symboles d'une réussite souvent synonyme du départ du mari, voire du fils à l'étranger.
Fatiha a toujours une crainte secrète, que son père reparte avec son frère à la fin de l'été. Saïd a deux ans de plus qu'elle, donc presque 12 ans. Contrairement à ses parents et à sa grand-mère, elle connait bien son âge et celui de son frère car le village a depuis quelques années un état-civil bien établi. Leur maître leur en a expliqué le fonctionnement et, le jour du souk, du marché, un fonctionnaire vient de la ville. Il s'installe dans une petite pièce de l'école que le maître surnomme pompeusement son bureau, en fait un espèce de débarras où sont déposés les livres de l'école, les cahiers et les quelques fournitures que l'école possède. Le maître y a installé une table, deux chaises et, sur le mur, une carte du Maroc et une photo représentant un château magnifique, le château de Versailles, leur a-t-il dit, qui appartenait, a-t-il ajouté, au roi Soleil, un très grand roi de France. Fatiha l'imagine éblouissant dans un habit brodé d'or et de pierres précieuses, puisqu'on l'appelle le roi Soleil. Un des élèves a même demandé:
-Il était plus grand que notre roi?
Le maître a été bien embarrassé et a répondu que c'est différent parce que les deux rois n'ont vécu ni à la même époque ni dans le même pays. Un des élèves a alors ajouté:
-Il fallait mettre des lunettes de soleil pour le regarder?

 Cela a fait rire tout le monde mais le maître a répondu qu'on ne regarde pas un roi dans les yeux et qu'on se courbe ou se prosterne devant lui. Sa réponse a coupé court à tout autre remarque. Cela est vrai! Tout le monde a vu, pour les plus riches sur leur propre téléviseur, pour les autres à la télévision qui se trouve au café du village, que devant le roi, on se prosterne et on baise la main du souverain, qui la retire bien vite. Donc, encore une fois, le maître a raison et connaît beaucoup de choses, a conclu la petite fille.



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