I
1er AOUT 1990
Fatiha
ouvre lentement les yeux. Elle est réveillée depuis quelque temps,
mais garde les yeux fermés, savourant le silence de la maison et de
la campagne autour, à peine troublé par de lointains appels d'ânes
et des piaillements d'oiseaux. Aujourd'hui n'est pas un jour comme
les autres. Elle est toute excitée. Elle a eu beaucoup de mal à
s'endormir la veille au soir. Son père arrive aujourd’hui. Elle ne
l’a pas vu depuis plusieurs mois. Et encore, cette année, elle
l'a vu deux fois. Il est venu cet hiver quand sa grand-mère, la mère
de son père, a été malade et est décédée. Elle
connaissait peu cette grand-mère paternelle, c'était une vieille
femme qui parlait peu. Ce n'est pas comme son autre Dada qui lui
raconte des histoires pleines de génies, de fées et de princesses,
qui lui fait des gâteaux à la pâte d'amandes et des crêpes
dégoulinantes de miel, même quand ce n'est pas jour de fête. C'est
vrai qu'elle en a eu un peu honte, mais elle a été contente que son
père vienne, même pour cette triste circonstance.
Aujourd’hui,
c'est différent : son père vient comme tous les ans en été et va
rester un mois au village. Il vient toujours à la même période,
durant le mois d’août. Il lui a expliqué que c'est le mois de
fermeture de l'usine où il travaille en France. Fatiha est très
fière : son père fabrique des voitures, des voitures neuves,
rutilantes, pas comme ces vieux taxis que l'on voit arriver poussifs,
chargés de nombreux voyageurs, de leurs sacs, parfois même de leurs
moutons. Non, son père lui a expliqué qu'il fabrique des voitures
toutes neuves, de toutes les couleurs, des voitures que les gens
achètent avec beaucoup d'argent. Peut-être même qu'une année, lui
a-t-il dit, il pourra lui aussi acheter une voiture semblable, toute
neuve, rouge espère-t-elle, presque neuve, a-t-il précisé.
Arrivera-t-il dedans cette année, se demande-t-elle? Ou sera-t-il
dans un des nombreux cars qui arrivent d’Europe chargés de ces
travailleurs qui reviennent l'été au pays? Elle ne sait pas, sa
mère lui a simplement dit qu'il arrive aujourd’hui. Mais sa mère
n’en sait pas plus. Sa mère ne sait ni lire ni écrire et, quand
une lettre arrive de France, envoyée par son père qui se contente
de signer ce qu'un autre plus savant a écrit, elle se précipite
chez l'instituteur du village qui la lui lit. Depuis cette
année, Fatiha réussit à lire un peu ces lettres écrites en
français car elle apprend le français à l'école. Elle commence à
le déchiffrer et à le comprendre pour la plus grande fierté de sa
mère et même de son père à qui elle a écrit le mois dernier sa
première lettre : sa mère a pu se passer de l'instituteur et la lui
a dictée.
Elle
entend sa mère qui se lève, ses bracelets cliquettent au rythme de
ses mouvements. Depuis son enfance, elle entend cet agréable
tintement qui la berçait quand elle était enfant ou au contraire
qui la réveillait . Depuis que son père est parti travailler en
France, sa mère a encore plus de bracelets et de bijoux car il lui
en offre chaque été. L'été dernier, pour la plus grande fierté
de Fatiha, son père a offert à sa mère une ceinture en or qu'il
n'avait pas pu acheter quand ils se sont mariés. Sa mère la porte
sur son beau caftan doré et coloré quand il y a des fêtes, des
mariages surtout, où chaque femme expose fièrement ses bijoux,
symboles d'une réussite souvent synonyme du départ du mari, voire
du fils à l'étranger.
Fatiha
a toujours une crainte secrète, que son père reparte avec son frère
à la fin de l'été. Saïd a deux ans de plus qu'elle, donc presque
12 ans. Contrairement à ses parents et à sa grand-mère, elle
connait bien son âge et celui de son frère car le village a depuis
quelques années un état-civil bien établi. Leur maître leur en a
expliqué le fonctionnement et, le jour du souk, du marché, un
fonctionnaire vient de la ville. Il s'installe dans une petite pièce
de l'école que le maître surnomme pompeusement son bureau, en fait
un espèce de débarras où sont déposés les livres de l'école,
les cahiers et les quelques fournitures que l'école possède. Le
maître y a installé une table, deux chaises et, sur le mur, une
carte du Maroc et une photo représentant un château magnifique, le
château de Versailles, leur a-t-il dit, qui appartenait, a-t-il
ajouté, au roi Soleil, un très grand roi de France. Fatiha
l'imagine éblouissant dans un habit brodé d'or et de pierres
précieuses, puisqu'on l'appelle le roi Soleil. Un des élèves a
même demandé:
-Il
était plus grand que notre roi?
Le
maître a été bien embarrassé et a répondu que c'est différent
parce que les deux rois n'ont vécu ni à la même époque ni dans le
même pays. Un des élèves a alors ajouté:
-Il
fallait mettre des lunettes de soleil pour le regarder?
Cela
a fait rire tout le monde mais le maître a répondu qu'on ne regarde
pas un roi dans les yeux et qu'on se courbe ou se prosterne devant
lui. Sa réponse a coupé court à tout autre remarque. Cela est
vrai! Tout le monde a vu, pour les plus riches sur leur propre
téléviseur, pour les autres à la télévision qui se trouve au
café du village, que devant le roi, on se prosterne et on baise la
main du souverain, qui la retire bien vite. Donc, encore une fois, le
maître a raison et connaît beaucoup de choses, a conclu la petite
fille.
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