Pour vous donner envie de lire ce week-end au soleil ou sous la neige....
Un extrait de
Un extrait de
SOLEIL DÉSENCHANTÉ
"Ne laisse entrer dans le jardin de ta vie
que ceux qui ont des fleurs à planter."
Mazouz Hacène
Dominique VIETTI -LETOILLE
CHAPITRE 1
Le soleil traversait les rideaux à l'opacité insuffisante. Il avait l'habitude : il avait toujours été réveillé par la lumière du jour, si douce à cette heure matinale, sauf lors de son séjour en Europe, il y a quelques années.
Son père l'y avait envoyé pour parfaire son éducation. Il avait suivi quelques cours à la Sorbonne où l'influence paternelle lui avait autorisé une inscription, plus formelle qu'efficace. Il avait surtout gardé un excellent souvenir des étudiantes qu'il y avait rencontrées et des folles soirées partagées. Il avait beaucoup apprécié les invitations que l'aura familiale lui offrait. On recevait avec plaisir cet homme exotique, grand, brun, élancé, aux yeux verts qui semblait déshabiller les dames au premier regard.
En ce début de vingtième siècle, il y avait peu de « princes arabes » comme on le surnommait dans ce Paris des années folles qui essayait d'oublier la Grande Guerre dans un tourbillon de fêtes, du moins pour les privilégiés.
Ne prétendait-on pas que les soldats des colonies avaient participé activement à la guerre et à la victoire ? On disait même que les pertes dans leurs compagnies étaient importantes, très importantes, plus que dans les autres bataillons. Ma foi, peut-être, mais tellement de jeunes hommes étaient morts dans ce grand charnier. Tant d'autres en étaient revenus défigurés, invalides physiquement et psychologiquement mutilés ! On n'allait pas se mettre à compter et à différencier les soldats. Tout le monde appartenait au même empire qui avait souffert et qui voulait maintenant vivre. C'était la der des der, il n'y aurait plus de guerres, promis, juré. On avait trop souffert !
Karim n'avait pas participé à la guerre. Son père avait protégé son fils unique grâce à ses relations et deux de ses cousins y avaient été envoyés. L'un d'eux n'en était pas revenu. On n'avait jamais retrouvé son corps et il était symboliquement enterré dans un grand cimetière du Nord de la France, dans un petit coin qu'on appelait le carré musulman, où les tombes étaient surmontées d'un croissant, censé représenter l'islam pour les Européens.
Sa mère, restée au pays, avait reçu une belle médaille posthume qui lui avait été remise lors d'une cérémonie officielle présidée par le résident général au son bruyant d'une fanfare militaire. Son père avait accompagné à la capitale sa sœur perdue au milieu de cette foule qui saluait respectueusement Moulay Ahmed qui avait obligé son fils Karim à venir. Il lui avait dit que cela aurait dû être sa place et qu'il pouvait remercier Dieu et son père de se retrouver là, à ses côtés, alors que sa tante pleurait son enfant. Karim avait vaguement haussé les épaules.
Son second cousin, car son père avait fourni deux soldats pour ne pas envoyer son fils, blessé, était resté en France. Il s'y était marié avec l'infirmière qui l'avait soigné et avait annoncé son désir de s'installer en Europe. Il avait entrepris des études de médecine et, pour l'instant, ne songeait pas à revenir au pays.
Après la guerre, la situation financière de son père avait connu des revers. Sa fortune provenait essentiellement des revenus agricoles de ses immenses propriétés. Deux années de sécheresse avaient mis à mal les récoltes. Il arrivait à son père de pleurer devant les douars dévastés par la famine, face aux paysans qui essayaient de sauver les récoltes en apportant à dos d'âne l'eau difficilement extraite de puits presque à sec. Il partait tôt le matin et rentrait tard le soir, le visage ravagé. Il fit venir un ingénieur agricole de la métropole qui préconisa de nouvelles méthodes de cultures qui nécessitaient des investissements importants que son père aurait éventuellement pu faire en partie. Mais les machines agricoles restaient inabordables pour les fellahs et, de plus, risquaient de les priver de leur travail. Par un système de fermage complexe et féodal, son père était le propriétaire légal des terres que cultivaient depuis des générations les familles de paysans qui lui donnaient un cinquième de leurs récoltes, ainsi que des produits en nature selon les saisons. Pas d'échange d'argent dans ce système traditionnel. Les paysans qui vivaient dans une quasi— autarcie, achetant peu faute d'argent disponible, auraient été bien en peine de lui payer les taxes que certains autres propriétaires exigeaient. Le paiement de l'impôt réclamé par le gouvernement donnait lieu à des scènes de détresse, à des saisies et bien souvent, Moulay Ahmed avançait l'argent qui était rarement remboursé.
— Que peut-on demander à de pauvres bougres qui ont à peine de quoi survivre ? répétait— il à son entourage qui lui reprochait sa trop grande générosité.
— N'en attends aucune reconnaissance, serinait la mère de Karim qui se plaignait de l'appauvrissement progressif des finances familiales. Qu'allons-nous laisser à notre fils ? Tu dois reprendre tes terres, moderniser les cultures. Emploie donc tes fellah comme ouvriers agricoles ! Ils auront un travail et un salaire.
Moulay Ahmed ne répondait pas. Il savait que sa femme parlait avec la voie de la raison. La belle Soraya était avec son fils Karim son deuxième point faible. Il avait toujours refusé de prendre une seconde épouse comme cela se faisait dans sa famille, bien que sa femme ne lui eût donné qu'un seul fils, qu'ils couvaient tous les deux avec une certaine angoisse. Tant d'enfants mouraient jeunes dans le pays, à cette époque. Karim avait toujours été choyé et même outrageusement gâté. Ses désirs et ses caprices étaient devancés. À une époque et dans un pays où les jouets étaient rares, il avait une bicyclette, des petites voitures, des jeux de société à n'en plus savoir que faire. Son père avait fait construire à grand frais une piscine où un moniteur était venu de la ville lui apprendre à nager et même un court de tennis auquel l'initia un second professeur de sport qui apprit à jouer à des cousins moins favorisés ainsi qu'à quelques enfants des environs afin que Karim puisse avoir des partenaires. La consigne était souvent de laisser Karim gagner, encore qu'il faille reconnaître qu'il était d'un excellent niveau.
Le moindre rhume, la moindre fatigue poussaient ses parents à prendre leur voiture, la seule de la région, pour se précipiter à la ville visiter un médecin européen de leurs amis qui ne cessait de leur répéter que leur fils était en pleine forme et que, ce dont il manquait, était, suivant ses propres termes, « un bon coup de pied où je pense » de temps en temps. C'était un véritable ami de Moulay Ahmed qui le recevait souvent chez lui. Les visites du médecin lui rendaient le sourire et le rassuraient quant à la santé de son précieux rejeton. Soraya pinçait souvent les lèvres face à la plaisanterie et aux conseils éducatifs du médecin qu'elle ne goûtait pas vraiment. Mais comme c'était un très bon médecin, elle acceptait cet humour un peu décalé. Elle appréciait également la sœur du médecin qui vivait avec lui, qui parlait parfaitement l'arabe et qui lui enseignait le français et les bonnes manières européennes pour accompagner son mari dans les réceptions où il était convié. Il était une des rares personnalités du pays à sortir avec sa femme dans ce Maroc des années vingt où les clivages sociaux et les traditions étaient omniprésents et étouffants.
L'éducation du petit prince, comme l'appelait sa mère, fut avant tout une soumission à tous ses désirs. Quand il eut quatre ans, son père était encore un homme très riche. Il fit appel à un précepteur français qui arriva de la capitale. Soraya avait refusé une gouvernante! Préférant ne pas introduire une concurrente éventuelle dans sa maison, plus méfiante et jalouse vis à vis de son fils que de son mari. Elle avait toute confiance en son sage mari, avec raison, lui qui lui vouait une véritable adoration mais elle ne voulait pas qu'une femme prenne une petite place dans le cœur de son fils.
— Et quand il se mariera ? l'interrogeait son mari.
— Je la choisirai !
— Et tu la domineras comme tu domines la maison ?
Elle ne répondait pas et jouait de son sourire ensorceleur dont elle connaissait le pouvoir sur son époux, pour éviter de répondre.
BONNE LECTURE À TOUS !
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