LA CROISIÈRE
Ce soir,je n’ai pas envie d’une
longue histoire pour aller au lit.Maman passera bien sûr pour raconter son
histoire.Pour une fois,j’espère qu’elle sera courte.Je l’écouterai pour lui
faire plaisir.Je suis sûre qu’elle aura imaginé(car elle les invente, ses
histoires)un récit court,car elle aussi,elle doit préparer les vacances,et pas
n’importe lesquelles:on part en croisière.
Oh,ce
ne sont pas mes premières vacances.J’ai huit ans et des vacances,j’en ai connu,
chez mes grands-parents,à la campagne,à la mer.On a même pris l’avion pour
aller en Tunisie. J’avais six ans et je m’en souviens.Mais cette année,c’est
différent.On part en croisière,sur un grand bateau,m’a dit papa,avec des
piscines,des toboggans,des jeux,une vraie cabine avec un hublot qui donne sur
l’eau,des chaises longues des salons,des salles à manger immenses où on pourra
un soir partager la table et le repas du commandant.
On
n’a pas gagné au loto.Papa, qui travaille pour une société d’assurances, a
tellement bien travaillé cette année,qu’on lui a offert cette croisière,«en mer
Egée»,m’ont précisé mes parents,là où il y a plein d’îles,de villes à
visiter.Dès qu’ils ont su que nous allions participer à une croisière,mes
parents m’ont inscrit à un cours de natation à la piscine.C’était la condition
absolue pour que je parte avec eux:je devais nager«comme un poisson dans
l’eau»,disait mon grand-père,pour qui un bateau,sur l’eau et à l’étranger,
était source de tous les dangers.
Je
peux vous dire que j’y ai mis toute mon énergie,plus que pour le cours de maths
que je subis tous les mardi soir.La piscine,j’y allais deux fois par
semaine.L’eau,les plongeons,le crawl,la brasse n’ont plus de secrets pour
moi.Le maître-nageur était étonné,même qu’il a dit à maman qui a tourné la tête
sans répondre:
-Vous
l’avez fait dans l’eau?
J’en
ai parlé à tous les copains à l’école.Ils m’enviaient tous,surtout que j’en
rajoutais un peu,leur décrivant un paquebot superbe,comme le«Queen Elisabeth
II»que j’avais vu à la télévision,ou les grands yachts qu’on nous montre
parfois dans Thalassa.Seul Thibaut, qui a toujours tout fait,jouait le blasé.Il
avait fait une croisière avec ses parents en Méditerranée.Je lui ai fait avouer
qu’ils longeaient les côtes,s’arrêtaient souvent pour visiter et que c’était
plein de vieux d’au moins 30 ans.D’accord,un peu comme mes parents,mais ils
font plus jeunes,tout le monde le dit.Je ne lui ai surtout pas avoué que
c’était le bureau de papa qui nous offrait cette croisière,non pas parce que
j’avais honte.J’étais même fier que papa ait été désigné comme un des meilleurs
de l’entreprise(je sais qu’ils étaient cinq à partir).Mais je connais
Thibaut,il aurait fait une réflexion désagréable dans le genre:
-Ah,
mais c’est une promo!comme avec certains paquets de lessives.
Ça,je
ne l’aurais pas supporté et on se serait encore battu.C’est déjà arrivé
et,comme il est allé raconter en pleurnichant à la maîtresse que je l’avais
sauvagement agressé,j’ai été privé de recréations pendant quinze jours et,Maman
ayant été prévenue,elle y a ajouté la copie des tables de multiplication.
Donc,la
croisière dans les îles,ce sont nos vacances et ça époustoufle tout le
monde,même ma cousine de onze ans qui aurait bien voulu venir.Mais c’était
impossible,seuls le gagnant et sa famille proche pouvaient y
participer.D’accord,Bérénice habite la même rue,mais ce n’est pas la famille
proche dans le sens où le bureau l’entend.Sinon,des volontaires,il y en aurait
eu plein le bateau. Nous partons,Papa,Maman et moi,et comme dit Maman:
-Quinze
jours tranquilles,ça va nous faire du bien,surtout que tout est payé!
Ça,c’est
plutôt une bonne nouvelle.Plus besoin de pleurer pour avoir un coca-cola,une
glace ou un gâteau,plus besoin de regarder le prix des desserts(ce sont
toujours les plus chers,les meilleurs).Je pourrai aller à la piscine sans
payer,jouer au foot.D’ailleurs, je crois que je ne vais pas prendre d’argent de
poche.Peut-être pour quelques souvenirs pour mon grand copain Paul et aussi
pour leur prouver que j’ai bien voyagé dans les îles.J’achèterai un
truc«Souvenir de ».Je sais que papy me dit que tout ça vient de Chine,mais
ce n’est pas grave.Les Chinois,en fonction des îles où ils envoient leurs
marchandises,ils écrivent leurs noms D’ailleurs,comme je dis à Papy,
-Ta
télé,elle a peut-être une marque française,mais elle est faite en Chine comme
la casserole de la cuisine ou la robe de Mamy!
Il
grommelle,en hochant la tête,quelque chose comme:
-Dutronc
avait raison.
Je
ne comprends pas bien,mais il sait comme moi que j’ai raison.
Revenons
à mes vacances et à ma croisière.J’ai préparé ma valise,enfin,Maman m’a aidé.Je
ne sais pas pourquoi elle a tenu à y mettre un pantalon blanc,du genre qui se
salit juste en le regardant,une chemisette bleu ciel et des mocassins bleu
marine neufs,type«bateau».
-C’est
pour le repas avec le commandant.
-Pas
tous les soirs?
-Non,au
moins une fois,peut-être deux.
-Les
autres soirs,on peut manger normalement?
-Oui,
mais tu dois être un minimum élégant.
Moi,élégant?Elle
plaisante.
-N’exagère
pas,lui dit papa.Ce sont les vacances.Un peu de décontraction!Moi qui suis en
costume-cravate-chemise toute l’année,j’ai bien l’intention de décompresser.
J’ai
profité de leur discussion pour rajouter au fond de ma valise,sous le pantalon
blanc, deux bermudas,trois shorts,deux tee-shirts«Dissidence»,mon club de
trottinettes préféré,mes tongs et un vieux maillot.J’ai recouvert le tout avec
les habits d’apparat,ma serviette de plage délavée et mon doudou,un vieux
nounours brun devenu chauve par endroits,à la patte recousue et à l’oreille en
pointe,ce qui n’est pas logique pour un ours.Mais c’est le jour où
Charlie,notre chien,a décidé que c’était aussi son doudou et l’a enterré dans
un coin du jardin.Je n’ai pas dormi pendant deux nuits avant de le retrouver et
je n’ai plus parlé à Charlie pendant une semaine.Puis on est redevenus
copains,surtout qu’il est sympa pour manger le gras du jambon que je n’aime pas
ou le steak que je n’ai pas envie de finir.Il mange tout,même qu’il a parfois
tendance à se servir.D’ailleurs,Charlie,pour la croisière,a été un problème.On
l’emmène partout.Je voyais le moment où on renonçait « aux îles »
pour lui. Finalement,Bérénice et ses parents se sont proposé pour le garder«à
condition qu’il ne fasse pas de bêtises».Ça,ils verront.Nous serons déjà sur le
bateau dans les îles.Après tout,on a gardé leur tortue.C’était pour les sports
d’hiver et elle hibernait,mais il fallait tout de même vérifier qu’elle ne
s’était pas trompée de saison comme cela lui était arrivé une fois,elle était
sortie en plein mois de janvier.Cette année-là, pas de problème.
Donc,Charlie
déménagera pour 15 jours quelques maisons plus loin.À mon avis,ils vont souvent
venir le chercher dans notre jardin,une chance encore s’il n’a pas la tortue
dans la gueule.
Maman
entre dans ma chambre:
-En
forme,Cédric? Il faut que tu dormes bien cette nuit.Demain matin, nous
prendrons le train jusqu’à Nice où nous attend notre bateau.Nous embarquerons
le soir même et on commencera la navigation de nuit.Tu n’as pas peur,
j’espère?La mer,la nuit,c’est impressionnant.
Maman,n’est-ce
pas plutôt toi qui appréhendes ce premier contact?Moi,j’ai la tête pleine de
bleu,d’îles,de corsaires,de vagues.Une tempête pour raconter aux copains?Ou un
petit naufrage? On deviendrait des Robinsons,juste pour quelques jours,on nous
retrouverait vite car je n’ai pas envie de vivre sans mes copains,ma maison,mon
papy,ma mamy,mon Charlie.Peut-être même que Bérénice et Thibaut me
manqueraient !Juste une petite aventure qui n’effraierait pas trop
Maman,car je n’aime pas quand elle a peur!Elle risque de pleurer et je ne le
supporte pas.
Elle
est tellement bouleversée que je me demande si elle ne va pas oublier
l’histoire.Elle n’a pas oublié,mais c’est une histoire vite fait de petit
garçon qui piquait des pots de confitures qu’il remplissait d’eau,qui s’est
fait attraper et qui,après une punition qui consistait à copier les tables de
multiplication,(Maman n’est pas originale,ce soir)promit de ne pas
recommencer.Je crois d’ailleurs qu’elle m’a déjà raconté cette histoire.Ce
n’est pas grave.J’ai envie de fermer les yeux et de partir en croisière.
Le bateau s’éloigne du
quai,toutes voiles dehors.Accoudés au bastingage,Papa, Maman et moi regardons
la terre s’éloigner.Des mouettes nous accompagnent de leurs piaillements et de
leurs grandes ailes blanches.Des mouettes rieuses de Gaston Lagaffe ou des
pélicans?
-Tu
vois,me dit un marin,on ne les reverra plus jusqu’à ce qu’on touche terre.
-Jusqu’à
la prochaine île?
Il
me regarde bizarrement.
-Si
tu veux, mon garçon!
Il
est drôlement habillé,ce marin,pas très propre,pieds nus,un vieux pantalon
déchiré,un pull troué,un bandana sur la tête.Il a un grand couteau coincé dans
son ceinturon.Peut-être pour couper les gros cordages qu’il tire sans
gants,pour les enrouler autour de gros cylindres de bois.C’est une
reconstitution,ce bateau!Et Maman qui m’a fait prendre de beaux habits.Il ne
mangera pas à la table du capitaine,ce marin,ni les autres,car ils sont tous
semblables.
Je
demande à mes parents si je peux visiter et me dépêche de m’éloigner avant
qu’ils ne réfléchissent trop.Maman hésite et interroge papa:
-Tu crois qu’il n’y a pas de risque?
-Mais non,il sait nager.C’est l’aventure,pour une vie
nouvelle.
Je
pars en courant sur le pont en bois que des marins frottent avec plus ou moins
d’énergie.Avec étonnement, j’en vois un qui doit être à peine un peu plus âgé
que moi.Je le regarde travailler et lui demande:
-Qu’est-ce
que tu fais?
Il
me dévisage comme un demeuré et répond :
-Tu
vois bien,je nettoie le pont.
-Et
tes parents?
-Ils
sont restés au village.C’est ma première traversée comme mousse Comme mon père
et mes frères l’ont fait.Tu fais partie des passagers ?
J’ignorais
qu’il y avait des mousses aussi jeunes.
-Oui,nous
sommes en croisière.
-En
quoi ?
-En
croisière,vers les îles.
-
Vers les îles?Ben,on n’est pas encore arrivé!
-La
croisière ne dure que quinze jours.
-Quinze
jours?À moins d’un sérieux coup de vent et que cette vieille coque tienne le
choc.Ça m’étonnerait qu’on mette quinze jours.
Je
ne comprends pas grand-chose à ce qu’il me raconte,mais si les vacances doivent
durer plus de deux semaines,tant mieux.Je ne vais pas en parler à papa et maman
car ils s’inquiéteraient.Ils ont prévu de passer une semaine chez papy et mamy
et veulent faire quelques travaux dans la maison.
-Je
peux visiter?
-En
tant que passager qui a payé,tu peux te promener.Fais attention à ne pas te
prendre les pieds dans un cordage ou tomber dans la cale.Si le commandant veut
bien,dès que j’ai fini, je te rejoins.Je te ferai connaître des trucs que tu
n’as jamais dû voir.
Je
le trouve un peu fanfaron.Il vient de me dire que c’est son premier voyage.
Je
passe la matinée à visiter ce qui me paraît plus un vieux rafiot qu’un bateau
de croisière.Ils n’ont pas dû payer trop cher,au bureau de papa.Un peu plus, on
devrait nettoyer! Une cloche annonce l’heure du repas.Je me précipite, manque
m’étaler et me retrouve dans une salle qui sent le vieux bois avec,dans mon
assiette,de la soupe épaisse,accompagnée d’une miche de pain.En cherchant bien,il
y a un morceau de viande perdue au fond de l’assiette.Je regarde mes
parents,ils mangent tranquillement en discutant avec le commandant dont le
costume ressemble à ceux des aventures de Jules Verne.Dans quelle galère
s’est-on mis?J’ai eu beau chercher,ni piscine,ni minigolf, ni distribution de
glace et gâteau Et
Maman qui ne dit rien, qui minaude presque avec le second et qui ne réagit même
pas quand un marin surgit en criant :
-La
vigie signale Corsaires à tribord!
Sans
se précipiter,le commandant sort de table et revient un moment après en disant:
-Pas
de risque!Je les connais,c’est mon frère qui les dirige.Ils nous laisseront
passer.
En
effet,un coup de canon de chaque navire,on se salue et on passe.
Le
repas terminé,sans dessert, je cherche un coin d’ombre et m’installe comme je
peux dans un cordage inconfortable où je finis par m’endormir,accablé de
fatigue et sans même chercher à comprendre les évènements étranges autour de
moi.
Une
main me secoue doucement,tandis que la voix de maman m’appelle:
-Cédric,Cédric,tu n’as pas entendu le réveil.Lève-toi.Notre
train part dans un peu moins de deux heures.C’est Marc, le père de Bérénice qui
nous accompagne.Allez, dépêche-toi.
Je
m’assois dans mon lit, me frotte les yeux, regarde autour de moi Je suis bien
dans ma chambre,Je fixe mon oreiller:
-Quelle
croisière a-t-on fait tous les deux!
Dans
le train qui nous mène à Nice,je somnole,laissant mes parents discuter de leurs
futures vacances.En sortant du taxi qui nous mène de la gare au port,je me
retrouve face à plusieurs énormes paquebots blanc rutilant,entourés d’une foule
de gens.Les plus chanceux en regardent les noms et,face au« Rêves de
vacances»,papa s’écrie:
-C’est
le nôtre!
Nous
franchissons la passerelle et,menés par une hôtesse souriante,nous dirigeons en
empruntant de longs couloirs moquettés, vers notre cabine.
-Comme
je l’imaginais,s’écrie Maman, aux anges.Nous allons passer des vacances
merveilleuses, n’est-ce pas Cédric?
-Oui,Maman, et je pense à mon
petit mousse, à mon pont de bois, à mes pirates frères.J’ai rajouté dans ma
valise le pistolet et l’épée de mon habit de corsaire et«Le guide de la survie
dans la jungle».On ne sait jamais !
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