mardi 13 avril 2010

ELLE ET MOI

ELLE


Voilà, je me retrouve tout seul. C'est fini, elle est partie pour toujours. Que de souvenirs remontent à la surface. Ils ressurgissent sans s'annoncer, au coin d'une rue où nous avions l'habitude de flâner, près d'un jardin où nous paressions si souvent, prenant le soleil quand il y en avait ou courant sous la pluie pour trouver un abri.

Je l'ai connue très jeune, presque une enfant. Avec ses yeux verts ourlés de noir naturellement qui mettaient en valeur le roux qui encadrait son visage, j'ai craqué. Je me suis toujours demandé qui avait choisi l'autre, et je crois que c'est elle. Dans mon orgueil d'homme, je ne me résolvais pas à accepter cela, mais, au fond, une petite voix me disait :
-Bien sûr que c'est elle qui a décidé.
Sans doute, et tant mieux !
Nous avons partagé quinze ans de vrai bonheur. Certes, comme dans tous les couples, il y eut des moments meilleurs que d'autres.
Je n'aimais pas sortir quand il faisait froid, qu'il y avait du vent ou de la pluie. Elle m'entraînait. Elle m'a fait découvrir le bonheur des promenades dans un paysage enneigé, quand tous les bruits sont ouatés et vous parviennent si assourdis qu'on a peur de les abîmer.
-Allez,paresseux,on y va. Cela fait partie des plaisirs de la vie. C'est la nature.
Maugréant, je m'enveloppais dans une doudoune, serrais une écharpe autour de mon cou, enfilais des bottes et des gants, me coiffais d'un bonnet de laine et on y allait. Je n'ai jamais regretté ces balades, j'en revenais détendu, reposé presque. J'ai la même impression quand je cours actuellement. Bien souvent, je n'ai pas tellement envie d'y aller, il fait chaud, je me sens fatigué. Mais quand je pense au bonheur d'après la course, à cette satisfaction et ce bien-être, je me force et je ne le regrette jamais. Une question d'hormones, affirment les spécialistes. Je n'ai pas de connaissances scientifiques sur cette question. Je constate simplement: c'est magique, efficace pour la déprime, les idées noires et même la migraine...et je sais de quoi je parle!
Je pense que je n'aurais jamais eu ce contact avec la nature si elle n'avait pas été là. C'était une écologiste qui s'ignorait. Moi, la citadine qui, enfant, avait horreur de la campagne sous toutes ses formes, qui n'imaginait pas la vie hors de la ville, j'ai découvert la forêt, les champs, le plaisir de marcher dans la boue (comme Michel Delpech le chante si bien...ce qui me faisait rire avant), le chant des oiseaux qui, je l'ai remarqué, s'est plus rare avec le temps. Les gens qui se promènent paraissent plus abordables, plus chaleureux, plus détendus. Il est rare qu'ils ne se saluent pas. Ils finissent par se reconnaitre et échangent quelques mots, banaux mais plaisants, juste pour se sourire de partager le même endroit au même moment.
J'avais parfois des occupations qui empêchaient ces promenades. Elle boudait ou partait seule, sans jamais me dire où ses pas l'avaient guidée, si elle avait rencontré des connaissances, si elle avait découvert des lieux intéressants. Parfois, on me disait quelques jours plus tard:
-On l'a rencontrée, elle se promenait seule. Vous n'étiez pas malade?
Non, je n'étais pas malade mais occupé et cela ne l'a pas empêchée de sortir sans moi! Je ne lui en tenais pas rigueur longtemps et le lendemain, nous nous promenions à nouveau ensemble. J'évitais de plus en plus de refuser ces sorties. Je n'aimais pas la savoir seule sans moi sur les grands chemins et j'appréciais autant qu'elle ces balades. Après tout, elle avait raison, mon travail pouvait bien attendre et se ferait un peu plus tard. Les élèves ne se désespéreraient pas de ne pas avoir leur note! La vie est moins patiente et file sans attendre.
Nous avons eu quelques autres désaccords,par exemple, les vacances. J'ai toujours aimé (et j'aime toujours) le dépaysement, les pays plus ou moins lointains (cela dépend de mes finances!), les départs en avion, en bref le vrai changement. Elle était beaucoup plus casanière. J'ai même l'impression qu'elle préférait rester à la maison. Elle n'aimait pas la préparation des valises, l'énervement et l'agitation qui précèdent les voyages. Elle préférait les trajets en voiture, les vacances à la campagne pour la tranquillité, à la montagne pour les randonnées, au bord de la mer pour pouvoir se baigner ou en famille. Ça, elle adorait, elle avait un esprit de famille très développé,beaucoup plus que moi. Comme je ne voulais pas me priver de mes vacances ni les lui imposer, nous sommes parvenus à un consensus. Je partais, pas très longtemps, jamais plus de quinze jours. Elle restait à la maison ou allait en province dans la famille. Ensuite, nous prenions des vacances ensemble, en province ou, parfois, simplement à la maison. Nous avions ainsi du temps l'un pour l'autre. Ce ne fut jamais du temps perdu mais du temps paisible, d'amour et d'affection, un temps dont je me souviens douloureusement, tout en me disant:
-Nous étions heureux.
Nous avons eu également des aventures, chacun de notre côté. Je me rappelle d'un voisin noir, très bien éduqué, qui lui plaisait beaucoup. Je l'espionnais pour qu'ils ne se rencontrent pas. Puis ce fut le tour d'un espèce de voyou venu d'on ne sait où qui me déplaisait farouchement. J'organisais à cette époque, volontairement, un séjour en province dans ma famille pour les séparer. Il n'en fut plus question à notre retour, preuve en est qu'il n'en valait pas le coup. Sans doute est-il allé courir la gueuse dans un autre quartier. Et fort, heureusement,car je crois que je me serais fâché.
Je reconnais que je n'ai pas toujours été très sage, mais plus discrètement, me semble-t-il. Je l'ai surtout trompée avec les yeux, regardant parfois de ci de là avec envie. Une fois, elle n'était pas venue lors d'un court séjour chez des amis,là je reconnais, j'ai été un peu plus loin. Mais je ne lui ai jamais dit. L'a-t-elle su? Qui a pu lui parler de cette grande ballade dans les champs de blé ce jour de printemps et qui m'a laissé enivré sans avoir bu, je vous l'assure? Personne ne pouvait le lui dire. Pourtant, à mon retour, elle m'a regardé bizarrement, a détourné son regard et m'a fait la tête deux jours durant. J'avais beau lui dire qu'il ne s'était rien passé, rien n'y faisait. Je lui ai même menti en lui affirmant:
-Tu sais bien que c'était une obligation sociale, presque professionnelle, ce séjour. Je ne pouvais pas y échapper.
La situation s'est ensuite normalisée. A partir de là, je me suis montré très prudent lors de mes sorties en célibataire. Se pouvait-il qu'elle ait un sixième sens, un espèce de flair qui lui faisait deviner ce genre d'aventures?
On a eu des moments difficiles que l'on a partagé à deux. Le chagrin de la perte de ma mère qu'elle affectionnait particulièrement. Elle adorait aller en vacances chez elle, même sans moi. Je n'avais pas l'air de lui manquer quand elle y était. Sa mort brutale nous a laissés désemparés. Elle m'a aidé à surmonter mon chagrin, m'écoutant pleurer, parler, m'offrant écoute, amour et affection.
Nous avons fait face à la violence ensemble. Je l'ai connue alors que j'entamais une séparation difficile. Elle m'a toujours soutenu sans faille et aurait été prête à me défendre si la nécessité s'en faisait sentir. Elle n'a jamais cherché à juger, à prendre parti, seulement à aimer et à être là.
La maladie a aussi été une épreuve particulièrement dure à vivre. Mon état était tel qu'il n'était plus question de sorties ni de petits plaisirs. La fatigue me rendait irritable, nerveux. Je ne supportais plus rien ni personne et, inconsciemment, j'en voulais aux gens pleins d'énergie et de vitalité alors que j'étais moi-même épuisé. On est égoïste quand on est malade. Jamais un reproche, une remontrance, mais des heures passées à mes côtés, à s'inquiéter de mon état, à m'écouter pleurer, à me regarder dormir sans faire de bruit pour ne pas me déranger. Aurais-je surmonté cette épreuve sans cet amour sans faille qui ne demandait rien en retour, sinon un peu de douceur, de temps en temps?
Puis les choses se sont arrangées. Mon état de santé s'est amélioré, j'ai appris à vivre avec la maladie, à ne plus faire certaines choses, à profiter du temps sans trop s'interroger. Quelques années, trop courtes, de répit dont je me souviens avec bonheur.
La maladie est revenue, pour elle. Médecins, visites, soins sans trop d'optimisme médical. Une rémission bienvenue dont nous avons profité. Je connaissais la fin, je savais comment elle s'annoncerait. Un matin, j'ai compris que l'heure était venue. Je ne pouvais plus la laisser souffrir. Je l'ai accompagnée jusqu'au bout. Je suis restée avec elle, je l'ai caressée, je lui ai parlé et j'ai vu ses yeux se fermer doucement. C'était fini. Je n'avais plus que quelques photos, des souvenirs et,dans ma main,le collier de cuir rouge que le vétérinaire m'avait remis.
Je l'ai gardé dans mon sac pendant plusieurs mois. J'ai toujours l'image de ma chienne qui s'endort en me regardant interrogative:
-Que m'arrive-t-il?
J'ai toujours les paroles de ce vétérinaire qui m'a laissée avec elle « quelque temps pour nous » avant de lui faire la piqure, ce vétérinaire bien plus humain que de nombreux médecins que j'ai expérimentés.
Je ne veux pas entendre dire ou penser:
-Tout ça pour un chien!
Et oui! Et je me fiche complètement des réflexions outragées de certains bien-pensants.
Vous,les donneurs de leçons d'humanité que j'ai rencontrés dans ma vie qui a toujours été accompagnée de chiens et de chats,vous préoccupez-vous de vos voisins solitaires? Donnez-vous pour les enfants pauvres? Rendez-vous visite aux gens hospitalisés? Visitez-vous les hospices de personnes âgées?
J'essaie de me préoccuper des hommes à ma petite échelle, d'aider comme je le peux, certainement mal, mais suivant mes moyens. Je ne pense pas qu'aimer et se préoccuper des animaux empêchent de s'intéresser aux humains. Le contraire me paraît plus probable. Par pitié, qu'on ne vienne pas me citer les assassins de l'histoire qui aimaient leurs animaux, l'empereur fou Caligula qui avait promu son cheval au rang de consul, Alexandre le Grand qui a passé des centaines de gens au fil de l'épée et qui a pleuré son cheval Bucéphale au point de nommer une ville de son nom, sans parler d'Hitler, si attaché à son chien, qu'il préféra le supprimer avant de se suicider...
Je préfère écouter Jean Ferrat chanter « Oural,Ouralou »,un poignant hommage à son chien qu'il espère, tout comme moi, retrouver au paradis des chiens...

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