Tous mes amis le savent , j'adore les animaux . C'est une véritable passion . Ils sont tellement meilleurs que les humains . Aucune déception à craindre . Gentils , sincères , fidèles , affectueux , fiables , sensibles et beaucoup plus intelligents que beaucoup le croient , ils nous donnent de vraies leçons de vie . Cette histoire leur rend hommage ...avec un petit clin d'oeil...gentil.
LE CHAT
C'était un gros matou que l'on appelle maintenant "chat européen" , et que l'on nommait plus justement autrefois "chat de gouttière" , mais on parle "politiquement correct" aujourd'hui , sans doute pour ne pas les vexer ! Bien qu'une gouttière soit bien utile ...
Des origines , il en avait de nombreuses ! De sa mère , chatte parisienne du Père Lachaise , il prétendait descendre des chats révolutionnaires ! De par son père...bien incertain , il se disait originaire des quartiers huppés , selon les jours du XVIème arrondissement , de l'Île de la Cité ou de Neuilly . Il expliquait ainsi son long pelage qui le faisait parfois ressembler à un beau persan .
Son enfance n'avait pas été des plus faciles . Né dans la rue ( son côté populaire maternel) , il avait été un chaton promis à un difficile destin avant que la concierge d'un immeuble , se promenant au cimetière bien connu du Père Lachaise , un dimanche de printemps , ne soit attendri par son oeil câlin...déjà , et ne le ramène dans sa loge . Il y passa quelques semaines mais très tôt décida de prendre sa vie en main . La concierge était bien gentille mais elle n'était pas toujours drôle , trouvait-il . Elle passait sa journée devant les feuilletons télévisés , quand elle ne surveillait pas les allées et venues des occupants de l'immeuble dont elle connaissait tout , ou presque .
- Tiens,elle a encore changé de copain .
- Oh , elle a une nouvelle coupe de cheveux . Je préférais l'ancienne . Et cette couleur ! Quelle horreur!
- Ils ont encore acheté une voiture neuve ! Je me demande d'où ils sortent l'argent !
Ces cancans l'ennuyaient vraiment , il pensait mériter mieux , mais ces réflexions , qu'il jugeait d'un air méprisant , lui permirent de connaître bien mieux qu'ils ne le supposaient , tous les habitants de cet immeuble cossu . On ne s'imagine pas tout ce que les gardiens d'immeuble savent , des grands comme des petits secrets , et pas toujours des plus avouables ! Les gardiens d'immeuble devraient être des assistants pour la police . D'ailleurs , il se disait que , peut-être bien , certains l'étaient . Pas sa concierge , non , il ne le pensait pas , mais elle avait certains collègues qui lui semblaient avoir le profil de parfaits indicateurs .
Donc , notre matou en était là de ses réflexions . Il y avait plus de quatre mois qu'il résidait dans l'immeuble quand la concierge lui parla de son départ en vacances . Elle était bien ennuyée car elle partait pour un mois dans son pays natal et ne pouvait l'emmener : elle devait effectuer un long trajet en car et , lui expliquait - elle , rejoignait sa famille qui vivait dans une ferme , en pleine campagne où il aurait certainement du mal à s'habituer .
En effet , il n'avait aucune envie de vivre dans une ferme , avec de la boue , d'autres animaux ( et lesquels ! des chiens agressifs , des poules caquetantes , des coqs idiots et peut - être même des cochons , voire des vaches ou , pis encore , des taureaux ) . Non , il n'en était pas question . Il était un chat des villes , et mieux encore , un chat parisien .
-A qui vais - je bien pouvoir te confier ? ,s'interrogeait la concierge en le regardant affectueusement , car elle l'aimait bien , son chat .
Il avait sa petite idée ! Il commençait à connaître les habitants de l'immeuble et avait arrêté son choix sur deux possibilités .
Une famille du troisième étage avec une petite fille de 7 ou 8 ans lui plaisait bien , enfin surtout la petite fille . Elle ne ratait jamais une occasion de s'arrêter à la loge pour le caresser et lui dire quelques mots doux qu'il recevait avec un plaisir évident , les considérant d'ailleurs comme tout à fait justifiés ! On ne se refait pas . Ce qui le gênait , c'était plutôt les parents , un père toujours pressé , courant du matin au soir . C'était presque fatigant de le voir grimper les escaliers quatre à quatre en négligeant souvent l'ascenseur qu'il jugeait trop lent . La mère , avec ses cheveux blonds coupés au carré , ses vêtements toujours impeccables , son maquillage parfait , le refroidissait . Certes , cela aurait été une réussite sociale de vivre dans cette famille qui avait , argument non négligeable , un grand appartement , particulièrement bien orienté , avec un superbe balcon ensoleillé une grande partie de la journée où il devait être agréable de faire de longues siestes tout en regardant le remue-ménage de la rue .
Son deuxième choix se portait sur une jeune femme qui occupait un petit appartement au quatrième étage . Il le connaissait , cet appartement , car la concierge y faisait le ménage une fois par semaine et il l'avait suivie une fois . Alors qu'elle voulait le redescendre à la loge , la jeune femme l'en avait dissuadée .
-J'adore les animaux et il est tellement beau , tout doux et très câlin , semble -t- il .
Bien sûr que je suis très beau , pensa -t- il , et très câlin ...avec qui je veux . Il se mit aussitôt à ronronner et à la regarder avec un regard débordant d'affection . Il savait y faire ! Ainsi prit - il l'habitude d'accompagner la concierge chaque semaine . La jeune femme était parfois présente , mais pas toujours . Un jour , il la trouva en compagnie d'un homme qui lui déplut fortement , et davantage encore quand il regarda le chat en s'exclamant :
-Quel est cet animal ?
Lui , un animal ! C'était bien la première fois qu'on le désignait ainsi . Et le regard doux qu'il savait fort bien utiliser ne semblait faire aucun effet sur l'homme .
-Mais c'est un chat de gouttière , continua -t- il .
-Il est adorable , rétorqua la jeune femme en caressant son pelage pendant qu'il se frottait à elle .
-Si tu veux un animal , nous irons en acheter un de race , un siamois ou un persan ou autre , avec une vraie allure de chat , non pas ce chat bâtard .
-Retiens - toi , pensait notre chat en le regardant méchamment , Ne lui saute pas dessus . Conduis - toi en chat civilisé .
-Si je devais choisir un chat , ce serait lui et pas un autre . Je ne veux pas un objet de prix , je veux un chat affectueux , câlin , qui m'a choisi autant que je l'ai choisi .
-Et toc . Bien fait , tu vas comprendre . Tu es jaloux parce qu'elle me défend , ruminait le chat , accompagnant sa pensée d'un feulement que la jeune femme prit comme une marque d'amour et l'homme comme un signe d'agressivité contre lui . Les deux avaient raison . C'était ce qu'on pourrait nommer une réponse différenciée et personnalisée . Décidé à ne pas céder du terrain , le chat s'installa comme à son habitude sur le fauteuil en rotin où il avait élu domicile pendant que la concierge faisait le ménage .
-Viens , sortons , dit l'homme .
-Au revoir , mon beau matou , murmura la jeune femme en le caressant .
-Un à zéro , pensa le chat en s'étirant tout en profitant d'un rayon de soleil .
Donc , en ce début d'été , tel était son dilemme : la petite fille ou la jeune femme . Il réfléchissait derrière la vitre de la loge quand l'ascenseur s'ouvrit sur les parents de la petite fille qui paraissaient très en colère . Se croyant seuls , lis se disputaient .
-Si tu crois que je vais supporter cette situation encore longtemps , tu te trompes , disait la mère qui paraissait très fâchée à en croire sa mise beaucoup moins parfaite que d'ordinaire . Son brushing avait perdu de sa superbe ,elle avait les yeux rouges et son maquillage , d'ordinaire si élaboré , avait coulé .
Le père n'était pas rasé et paraissait (presque ) débraillé .
-Si tu t'étais décidée à travailler au lieu de passer ton temps à ne rien faire ! Il va falloir que tu te débrouilles maintenant .
-Ne crois pas t'en tirer si facilement , j'ai des moyens de te faire céder . Tiens , Caroline ( c'était la petite fille) , par exemple ...
Le chat n'entendit pas la suite de la conversation car ils franchirent la porte de l'immeuble en continuant à se disputer .
Hum , décision prise pour notre chat .
-Dommage pour la petite fille , mais moi , je veux une vie tranquille . Je vais m'installer au quatrième , chez la jeune femme .
Le vendredi suivant , il accompagna comme d'habitude la concierge pour ses heures de ménage chez la jeune femme qui était seule .
-Heureusement , pensa -t- il .
-Vous partez en vacances cet été ? demanda la concierge .
-Non , je reste à Paris . Mon cabinet reste ouvert .
Elle était orthophoniste , lui avait dit la concierge en lui expliquant qu'elle soignait les gens pour qu'ils parlent et écrivent bien . Drôle de métier , avait - il pensé . Enfin , il faut de tout pour faire un monde . Et parfois , les humains étaient bizarres . Lui ne connaissait pas de chat qui ne sache pas miauler . Quoique si , il avait une cousine toute blanche , il s'en souvenait , qui était sourde et qui ne miaulait presque pas . Mais elle était si mignonne . Toute la compagnie des chats l'acceptait comme ça . Après tout , on est tous différents !
Toujours est - il qu'il avait décidé que ce jour - là , devait se prendre la décision de changer de maison .
-Que faites - vous de votre beau matou ?
-Je ne sais pas . Je pensais le laisser à ma cousine .
-Première nouvelle , se dit le chat . Pas question , cette grosse matrone qui avait de la moustache et qui voulait toujours lui donner les restes à manger . Allez , un petit coup d'oeil langoureux vers ma future patronne . Et hop , aussitôt dit , aussitôt fait . Sûr , elle va craquer .
-Mais , elle ne peut pas . Elle garde sa petite-fille qui est allergique aux chats.
-Moi , c'est à elle que je suis allergique , à elle , à sa moustache et à ses restes .
-Je vais peut - être le mettre en pension chez le vétérinaire .
-Quoi ? Dans une cage , avec d'autres animaux . Et pourquoi pas à la SPA , tant qu'elle y est .Vite , un deuxième regard du chat perdu et plein d'amour . Et ça marche .
-Vous ne voulez pas me le laisser ? Je m'en occuperai bien . Il est déjà un peu habitué à moi et à la maison .
-Mieux qu'habitué . C'est moi qui ai choisi .
-C'est très gentil . Mais votre ami n'a pas l'air de beaucoup apprécier les chats .
-Je suis chez moi . Il n'a rien à dire .
-Bien pensé . On va bien s'entendre , elle et moi . Lui , on verra le moment venu .
Ainsi fut fait . La concierge prépara ses vacances soulagée . La jeune femme refusa qu'elle fournisse la nourriture avant de partir et lui acheta un petit panier de mousse où il s'installa pour lui faire plaisir car il préférait nettement son fauteuil d'où il avait vue sur tout l'appartement .
Avec l'homme , cela se passa très froidement . Il n'était pas content de la présence du chat , mais elle ne lui laissa pas le choix . Il avait particulièrement horreur de le trouver dans le lit de la jeune femme qui était installé en haut d'une mezzanine .
-Laisse donc ce chat en bas , dans sa caisse (sa caisse , son doux panier ! Non , vraiment , ils ne s'aimaient pas !) ou , à la rigueur , puisque tu le tolères , sur le fauteuil .
-Il est simplement affectueux , il est un peu perdu sans sa maîtresse .
-J'en doute , ce chat est beaucoup plus malin que tu ne le crois . Il a tout manigancé pour s'installer ici .
-Tu racontes n'importe quoi . C'est un gentil matou , sans arrière - pensée . Les animaux sont sincères .
Il est sincère , notre chat , mais il n'aime pas cet homme .
Un soir , l'homme arriva de méchante humeur . Il répondit brutalement à la jeune femme sous le regard attentif du chat . Celle-ci se mit à pleurer doucement . Il n'aimait pas du tout ça , notre chat . L'homme se fâcha encore plus fort et partit en claquant la porte . Elle pleura encore , dans le pelage du chat qui se retrouva trempé par ses larmes . Oh , que c'était doux ..et triste . Finalement , ils passèrent tous les deux , une soirée , certes mélancolique , mais tranquille . Elle alla se coucher et , après quelques pages de lecture , éteignit la lumière et s'endormit . Elle avait dû prendre quelques somnifères , encore à cause de lui .
Le chat resta éveillé et entendit l'homme rentrer . Il sentait l'alcool et ne trouvait pas l'interrupteur . De toutes les façons , il avait débranché la lampe . Il l'entendit grommeler et souplement gravit les barreaux de l'échelle de la mezzanine , s'arrêtant sur l'avant-dernier barreau supérieur . Il regarda en bas , sur le carrelage d'où il avait retiré le tapis . C'était suffisamment haut . A tâtons , tout en jurant , l'homme trouva l'échelle , commença à gravir lourdement les barreaux et , arrivé presque en haut , rata la marche sur laquelle une boule douce et chaude s'était installée , perdit l'équilibre et tomba lourdement sur le sol , la tête la première , avec un bruit sourd . Le chat sauta souplement par terre , s'installa dans son fauteuil et s'endormit du sommeil du juste .
Que de jours heureux se déroulaient devant lui et elle .....
Raconter une histoire,un conte pour éclairer la vie quotidienne,pour rêver un peu,beaucoup,parler de ce qui me tient à coeur,le Maroc,les femmes,le temps qui passe,l'histoire...Publier quelques extraits de mon livre,préparer le prochain sans se décourager!!!
samedi 27 mars 2010
vendredi 5 mars 2010
LE VOYAGE (après le Rêve) ou le Droit à l'Imaginaire
LE VOYAGE
Le rêve est un voyage intérieur,vers le passé ou vers l'avenir. Il peut être un cauchemar , un désir, une échappatoire . Il n'est jamais anodin , il peuple nos nuits , on l'oublie souvent . Il paraît que c'est une des périodes de nos plus intenses activités cérébrales .
La décision du voyage est prise . Elle sait ce qu'elle ne veut pas , et plus obscurément ce qu'elle désire réellement .
Elle décide d'en parler à ses deux amies qui ont , depuis de longues années , partagé avec elle les bons et les mauvais moments , les fous-rires , les sorties , les petits secrets , mais aussi les passes difficiles , la mort de son père , ses chagrins d'amour . Tout compte fait , de ceux-là , il n' y en eut guère , deux ou trois relations un peu plus tendres , mais sur lesquelles elle ne s'est jamais fait trop d'illusions . Avec cette impression de ne pas être prête à engager une liaison durable . A son âge , trente ans ...largement dépassé , sa mère commençait à s'inquiéter et à désespérer de ne jamais pouvoir jouer le rôle de grand - mère ! Elle lui avait même avoué un jour :
-Après tout , tu peux avoir un enfant toute seule , enfin presque , je veux dire , tu n'es pas obligée de vivre avec ..ton compagnon . Cela se voit de plus en plus .
Elle en avait souri , il fallait que sa mère soit vraiment préoccupée pour tenir de tels propos . Elle avait peur de la solitude pour sa fille , mais elle ne réussit pas pour autant à convaincre sa fille .
Après avoir annoncé à sa mère sa décision de faire Le Voyage , elle en fit part à Sonia et Caroline , lors d'un dîner qu'elles partageaient au Chinois .
- Sais-tu où tu vas ? C'est un peu hasardeux .
Elle leur avait montré la photographie du catalogue de tourisme et le vieux carnet de dessins donné par sa mère . Elle leur en avait expliqué l'origine .
-Ne crois - tu pas que tu fantasmes sur un arrière grand-père inconnu ? Tu te laisses déborder par ton imagination .
-Oui , renchérit Caroline , c'est peut-être tout simplement un monsieur qui a abandonné sa famille qui l'embarrassait et qui est parti sous d'autres cieux pour être tranquille .
-Il venait d'autres cieux et c'est ce que je veux connaître . Cela s'appelle ses racines .
-Mais tu n'en as jamais rien su . Tu n'es même pas certaine de ses origines . Il n'a fait peut - être que passer dans ce village ...éventuellement y laisser quelques enfants ..et repartir .
-Mais tu as vu la jeune femme qui est représentée dans le carnet . Vous ne pouvez nier une certaine ressemblance avec moi , voire une ressemblance certaine . J'ai l'impression de me voir ...il y a une dizaine d'années dans le passé .
-Tu vas bientôt nous donner une grande leçon sur la réincarnation !
-Sérieusement , ajouta Sonia , je n'appelle pas cela la recherche de tes racines , juste une curiosité , certes légitime , que je nommerais curiosité généalogique . Moi , quand je retourne dans le "bled" avec mes parents , je peux parler de racines . C'est mon éducation familiale qui revient . Mais je peux aussi t'assurer que les contradictions de ces principes familiaux avec mon mode de vie actuel , ici , dans ce qui est pour moi , mon chez-moi , j'oserais dire mon pays , ne sont pas toujours faciles à vivre . J'ai choisi de vivre ma propre vie , suivant des critères nouveaux pour ma famille , tout en respectant les traditions de mes parents . C'est différent et parfois un peu compliqué . Je comprends cependant fort bien ta démarche , mais c'est un peu différent .
-En fait , j'aimerais avoir une explication rationnelle de ce rêve ,si tant est qu'un rêve est rationnel . .
-Je peux t'aider dans ta recherche . Tu te doutes , je pense , des difficultés , non pas tant pour retrouver ce village , mais pour communiquer avec les habitants . Peu d'entre eux doivent comprendre et parler le français . Certains même n'emploient que le berbère entre eux . Le Maroc est le pays d'origine de ma famille . J'y ai encore beaucoup de parents , des oncles , des tantes , des cousins . Ils pourront t'aider , t'accompagner . Je te propose même de t'accompagner , mais sans m'imposer . Réfléchis , peut-être préfères - tu faire ce voyage seule . C'est simplement mon aide que je t'offre . Je parle assez bien l'arabe et j'ai quelques rudiments de berbère pour avoir entendu mes parents le parler entre eux .
-Merci . Je vais y penser . J'apprécie la générosité de ta proposition que je sais sincère . Laisse - moi envisager le voyage sous un angle nouveau . Je n'étais pas très fixée quant à son organisation , ni même , je crois , son but réel .
Caroline s'assura désolée de ne pouvoir se joindre à elles si elles partaient toutes les deux , mais l'achat récent d'un petit studio grevait largement son budget et ne lui permettait pas pour l'instant d'envisager un voyage .
-Je serai avec vous de tout coeur et vous me raconterez au retour ...pour satisfaire ma curiosité , ajouta-t-elle en riant .
Elles terminèrent le repas en parlant de choses et d'autres , de leur travail , des nouveaux dirigeants de l'entreprise qui ne leur plaisaient qu'à moitié , du dernier film de Georges Clooney qu'elles projetaient d'aller voir le week-end prochain , du shopping dans une nouvelle galerie marchande qu'elles se promettaient d'entreprendre , des extraordinaires crèmes amincissantes et sérums anti-rides dont tous les magazines parlaient , bref de la vie ordinaire quotidienne qui était la leur et qui est aussi la nôtre . On dit de ces conversations qu'on y parle de tout et de rien . Ce sont ce tout et ce rien qui constituent notre vie réelle , beaucoup plus que les grands discours des politiques ou les réflexions complexes des philosophes à la mode qui prétendent parler de et pour nous !
Après avoir réfléchi , elle décida de faire le voyage avec Sonia . Son amie , non seulement serait une aide précieuse grâce à sa connaissance des lieux , mais également l'accompagnerait dans une démarche qui n'était pas très claire . C'était son amie et sa présence la rassurait et surtout rassura sa mère quand elle lui fit part de sa décision .
Elle était bien consciente qu'à notre époque , c'était un "petit voyage" qui n'avait rien à voir avec les périples que certains entreprenaient . C'était une destination touristique courante et , pour preuve , ce fut la multitude de propositions de voyage que lui offrit l'agence voisine de son domicile . Elle déçut l'employée quand elle lui déclara qu'elle recherchait simplement deux billets d'avion .
-Êtes- vous sûre ? Nous avons des promotions très intéressantes sur des séjours .
-Certaine . Je ne prends que les billets d'avion .
Elle lui indiqua les dates de congé qui lui avaient été accordées par leur entreprise , une quinzaine de jours et trouva deux vols aller-retour pour Casablanca . Sonia lui avait indiqué cette ville car un de ses oncles , chauffeur de taxi , pouvait les recevoir . Devant la gêne qu'elle manifesta face à cette offre , Sonia lui répondit en souriant que l'hospitalité au Maroc n'était pas un vain mot . Si même elles le désiraient ,elles pourraient rester tout leur séjour dans sa famille .
Elle prépara une valise de vêtements légers ( on était au mois de mai qui peut être chaud en Afrique du Nord ) mais elle y ajouta des jeans , des chaussures de marche , quelques sweats et un pull en mohair dont la douceur lui rappelait le pelage de Gaston, Gaston qui fut déposé chez sa mère la veille du départ . Elle le laissa avec de nombreux conseils , ses croquettes préférées et le quitta avec presque un sentiment de culpabilité alors que le matou était tranquillement installé sur le canapé où il ronronnait déjà !
Leur avion décolla d'Orly-ouest à 11 heures du matin , presque à l'heure . Elles arrivèrent à l'aéroport de Casablanca-Nouaceur quelques trois heures plus tard : elles en sortirent , compte-tenu du petit décalage horaire , à 14 heures heure locale. L'oncle de Sonia les attendait avec son "grand taxi", une Mercedes de quelques dizaines d'années et quelques centaines de milliers de kilomètres mais qu'il bichonnait avec un soin particulier , presque avec amour . Des rideaux à fanfreluches , un petit tapis de prière et divers porte-bonheurs protégeaient le chauffeur et ses passagers , ce qui , compte tenu de la conduite parfois sportive de nombreux automobilistes , ajoutée aux piétons , vélomoteurs , bicyclettes , ânes et charrettes qui circulaient , pouvaient se révéler utiles !
Leur première étape fut la maison de l'oncle et la tante de Sonia qui y retrouva ses nombreux cousins , cousines . Par courtoisie envers leurs hôtes , elles y restèrent une journée et décidèrent leur départ vers la montagne pour le surlendemain . La famille de Sonia les aurait bien gardées durant tout leur séjour avec un réel plaisir .
L'oncle leur présenta un de ses collègues qui se rendait fréquemment dans le bled et qui connaissait le lieu qu'elles recherchaient , Ain el Filoun , la source de l'éléphant , un nom étrange pour une région qui ne devait pas avoir connu d'éléphants depuis la préhistoire ( et encore à vérifier!) et le passage de quelques cirques !
Elles partirent de bon matin après un copieux petit déjeuner et avec un couffin plein de victuailles données par la tante de Sonia , une vraie citadine , qui craignait qu'elles ne trouvent pas de nourriture convenable dans "le bled".
Ali était le nom de leur chauffeur et ami de l'oncle qui reçut moult conseils pour les accompagner et assurer leur bien-être . Cela fit sourire Sonia qui assura à son amie que c'était , de la part de sa famille , une attitude un peu alarmiste , voire envahissante , mais traditionnelle et normale . Sa tante ne cessait de leur donner des conseils en les appelant "mes filles " . C'était attendrissant et sincère .
Elles montent enfin dans une vieille Peugeot 505 qui , en dépit de son âge , marche fort bien et avale rapidement l'autoroute qui les mène hors de Casablanca avant d'emprunter une route secondaire qui traverse de nombreux villages regroupés autour de leur mosquée et plantés au milieu de champs cultivés de céréales et délimités par des barrières de figuiers de barbarie qui , à cette époque , ne portent pas encore de fruits .
La voiture attaque une petite route de montagne . Leur chauffeur fait un arrêt dans un petit village où leur arrivée provoque la venue bruyante d'une nuée d'enfants curieux . Sonia explique que souvent les enfants , en milieu rural , ne vont à l'école que par demi-journée , parce qu'il n'y a pas toujours suffisamment d'établissements scolaires , mais aussi pour leur permettre d'aider les parents dans les travaux des champs où ils constituent une main d'oeuvre indispensable .
Ils reprennent la route et se trouvent bientôt sur une piste qui , assure leur chauffeur , les mènera rapidement au village .
Elle s'absorbe dans la contemplation du paysage , essayant d'y retrouver des éléments connus ou reconnus quand surgit , après un dernier virage , le village de son rêve . Oui , c'est bien là , les couleurs ocre des maisons et verte de la végétation avec quelques tâches roses des fleurs de lauriers . Elle est arrivée .
La voiture entre dans le village et s'arrête près de la mosquée , là où semble se trouver une petite place entourée de quelques eucalyptus . Quelques hommes sont attablés sur la terrasse d'un petit commerce , qui semble faire office de café , d'épicerie et de lieu de rencontre . Ils regardent le taxi qui arrive et attendent que le chauffeur descende . Son ami lui a expliqué que sa nièce et son amie désiraient se rendre dans ce village et y passer quelques jours . Bien qu'ayant trouvé l'idée quelque peu saugrenue , il a accepté de les aider à trouver un hébergement où elles pourraient résider quelques jours . Tandis que les deux jeunes femmes sortent de la voiture et font quelques pas , il palabre avec les hommes présents et revient vers les jeunes femmes .
-Il y a une vieille femme qui vit seule dans une maison quelque peu confortable et qui pourrait vous loger . Il n'y a pas d'hôtel dans le village . Je vous accompagne . Je veux être assuré de votre installation avant de repartir ou ton oncle et surtout ta tante vont m'arracher les cheveux , indique - il à Sonia . Il vaut mieux aller à pied . Si cela convient , je vous rapporterai vos bagages .
Ils pénètrent dans les ruelles du village en suivant un enfant qui leur sert de guide et s'arrêtent face à une maison que sa grande porte de bois et de cuivre fait paraître plus cossue que les autres . L'enfant utilise le heurtoir et la porte s'entrouvre sur une jeune femme à qui Ali présente leur demande . La jeune femme hoche la tête , prononce quelques mots et referme la porte -Ce n'est pas possible ?
-C'est la nièce de la vieille femme . Elle va informer sa tante qui est la propriétaire de la maison , une belle maison ,d'ailleurs .
Ils n'attendent pas longtemps avant que la porte ne s'ouvre à nouveau , en grand cette fois-ci . La jeune femme s'adresse à Ali qui leur fait signe de le suivre .
-Elle vous offre son hospitalité . Je ne pense pas qu'elle veuille un dédommagement quelconque . C'est une invitation . Il faut dire que les étrangers se font rares dans le coin . Je vais chercher vos bagages pour que vous vous installiez . Combien de temps comptez-vous rester car votre oncle m'a dit que je devais absolument venir vous chercher .
-Peut - on utiliser les téléphones portables ici ?
-C'est possible . Actuellement , le signal passe presque dans tout le pays .
Elles sortent leurs portables et constatent en effet la possibilité de téléphoner .
-On vous appellera . Comptez une dizaine de jours , à peu près .
Ali dépose leurs bagages à l'entrée de la maison et leur souhaite un bon séjour . Il ne veut pas s'attarder , il veut rejoindre Casablanca ce soir .
La jeune nièce aide les deux voyageuses à transporter leurs sacs de voyage . Elle leur indique une grande chambre avec deux grands lits recouverts de couvertures de laine bariolée et un tapis rouge recouvrant la mosaïque du sol . Quelques meubles de bois sombre et odorant , du cèdre , complètent le mobilier .
La jeune femme ne parle qu'arabe et Sonia sert de truchement . Elle leur explique que , quand elles seront installées , elles sont invitées à venir prendre le thé avec la maîtresse de maison . Mais qu'elles prennent leur temps !
Leurs valises rapidement défaites et leur linge déposé dans les deux coffres , elles sortent de leur chambre et se dirigent vers ce qui semble être un patio intérieur . Elles y découvrent une femme âgée installée sur une banquette , face à une petite table où se trouvent une théière argentée , des verres colorés et ,disposés dans quelques assiettes , des dattes et des gâteaux .
-Asseyez - vous , leur dit - elle dans un français hésitant .Devant leur air étonné , elle continue :
-Oui , je parle un peu français . Mais cela fait si longtemps , j'ai ..un peu oublié . C'est comme cela qu'on dit ?
-Mais vous parlez très bien . Cela facilitera les échanges avec mon amie , répondit Sonia .
-Ton amie...oui...elle vient de France ? Toi , je vois bien que tu es des nôtres.
-Oui , moi , si on veut . Mes parents sont originaires du Maroc . Mais je ne connais le pays qu'en vacances . Je vis en France . Mon amie est française , de France . Mais elle vient pour une étrange histoire . Mais puisque vous comprenez le français (Sonia n'ose pas tutoyer la vieille dame en français , contrairement à l'arabe ) , le mieux est qu'elle vous l'explique elle - même .
Comme si elle la connaissait depuis toujours , elle parle , elle parle lentement pour être sûre d'être bien comprise ,elle raconte , le rêve , la photographie , l'agence de voyages , sa mère , le carnet de dessins , le grand - père "indigne"? , la ressemblance avec la jeune femme , sa décision de venir , sa reconnaissance du village , son bien - être , ici , dans la maison . Et la vieille femme écoute , sans l'interrompre , concentrée , hochant la tête de temps en temps .
Quand elle s'arrête enfin , la vieille femme prend à son tour la parole :
-C'est bien que tu sois venue . Chez nous , on dit "Mektoub" , c'était écrit . Ecoute - moi .
Il y a très longtemps , ne me demande pas combien de temps , je ne saurais te le dire et le temps qui passe n'a pas d'importance , surtout à mon âge . Donc , il y a très longtemps , notre village était plus animé que maintenant , il y avait de bonnes récoltes , on n'avait pas le téléphone ,on ne savait pas toujours ce qui se passait ailleurs , mais on parlait , on riait , on jouait , on chantait , on dansait . Et , oui , on dansait . Dans nos montagnes , les femmes ont toujours été plus libres qu'à la ville , on ne se voilait pas , on avait un rôle social important , on n'était pas seulement des filles , des soeurs , des épouses et des mères , mais on travaillait , on tenait les comptes et on choisissait notre époux . Bien sûr , il était la plupart du temps du village , mais celui qu'on, ne voulait pas , on ne l'épousait pas .
Elle cherche parfois ses mots , hésite un peu , il lui arrive même de demander à Sonia la traduction d'un formule , mais on devine en dépit du manque de pratique qu'elle a annoncé , une bonne connaissance du français . Elle continue .
-Il y avait dans le village une famille avec deux enfants , un garçon et une fille . Il y avait si peu de différence d'âge entre eux qu'on les prenait souvent pour des jumeaux . Le garçon , Jalil , avait à peine dix mois de plus que sa soeur , Jamila . Ils étaient toujours ensemble , à rire , à jouer , à travailler aussi . Ils s'entendaient , tiens , comme les deux doigts de la main .
Elle leve sa main , une main fine , blanche , dont le poignet s'orne de joncs d'or ciselé .
-Ils avaient quinze ans , seize ans et leurs parents disaient : "Il va falloir trouver un frère et une soeur qui s'entendent comme eux pour les marier car ils ne voudront pas vivre loin l'un de l'autre . "
Un jeune fermier des environs , fils d'un riche propriétaire , se présenta un jour à eux . Il avait vu Jamila dans le village et souhaitait l'épouser . Les parents , à qui il ne plaisait guère , lui répondirent qu'ils allaient demander à leur fille . Celle - ci , consultée , déclina l'offre de mariage . Le prétendant en fut vexé , revint plusieurs fois à la charge , envoya pour la convaincre , de nombreux cadeaux qui lui furent tous retournés . Il n'avait pas l'habitude de se voir refuser quelque chose et décida de parler en particulier à Jamila . Que se passa - t - il lors de cette entrevue ? Nul ne le sait . Il repartit furieux , Jamila regagna sa maison , déposa dans la chambre de son frère sa plus belle écharpe de soie et disparut . On la chercha toute la nuit , et le jour d'après aussi , sans la trouver . Jalil parcourut la montagne , la forêt , l'écharpe autour de son cou jusqu'à ce qu'un berger vint au village en disant qu'il avait trouvé dans une grotte , un collier et des pendants d'oreilles d'ambre et d'argent . Il avait entendu parler de la disparition d'une jeune fille et il tenait à informer les villageois de son étrange découverte . Jalil se précipita , arriva le premier après plus d'une heure de marche près de la grotte . Il reconnut les bijoux de Jamila , l'appela , la chercha comme un fou , jusqu'à ce que il découvre , camouflé par des buissons , un très vieux puits . On l'appelait , et on l'appelle encore dans la région , le puits des roumi (des romains peut - être?) . Harnaché d'une corde , aidé par quelques villageois solides , il descendit et là on l'entendit hurler le nom de sa soeur , pleurer . Il y resta jusqu'à la nuit , refusant de remonter malgré les supplications des autres . Finalement , face aux pleurs de sa mère , il accepta de remonter . Il demanda de laisser le corps de Jamila dans le puits ,puisque , dit - il , elle avait choisi d'y finir sa vie .C'en était fini des rires et des jeux . Le père et la mère moururent de chagrin et , un matin , on trouva la maison vide , fermée . Jalil était parti sans prévenir personne . Certains dirent que l'ex-prétendant disparut peu après , d'autres qu'il était parti en ville , ou à l'étranger , on ne sait pas , on ne l'a plus jamais revu , non plus .
De très nombreuses années plus tard , un beau jour , Jalil revint au village . Il avait l'écharpe de soie autour du cou , il la gardait toujours quelque soit le temps , le jour , la saison . Il était accompagné d'une jeune femme , blonde , très blanche , avec des yeux clairs . Elle était enceinte et parlait peu . Elle s'entretenait en français avec Jalil , mais en fait , on n'a jamais su si c'était sa femme ou sa fille . Ils se sont installés dans la maison des parents de Jalil qu'il a remise en état .Il ne travaillait pas sinon pour dessiner et peindre . Il parcourait la campagne avec des feuilles , des crayons ,des couleurs et croquait les paysages , les enfants , les maisons , tout ce qu'il voyait . Il disparut durant trois jours et l'on raconte que c'était pour se rendre dans la grotte près du puits . Quand il en revint , la jeune femme fut prise des douleurs de l'accouchement . Il demanda l'aide de la vieille sage-femme du village , qui fit ce qu'elle put . L'enfant , un petit garçon , vécut , mais pas la mère . Il confia le bébé à une femme du village qui venait de donner naissance à une petite fille , lui laissa une forte somme d'argent et lui donna sa maison . Il enterra lui-même la jeune femme blonde dans le cimetière du village , mais à part de nos tombes . Il y ajouta une croix et une inscription , en expliquant aux gens du village qu'elle avait une religion différente . Il y planta un rosier que l'on continue d'entretenir .
Tu te demandes comment j'ai appris le français ? Mon père était le petit garçon que Jalil a confié à celle que je considère comme ma grand-mère . Ce qu'est devenu Jalil ? On ne sait pas , mais sûrement quelqu'un d'important , car , un jour , on a vu débarquer dans notre petit village perdu , un homme qui s'y est installé et qui a dispensé des cours aux enfants du village , des cours de français et de dessin , essentiellement . Quand les hommes du village lui ont demandé la raison de sa présence , il a répondu qu'il était payé par un personnage important qui lui avait demandé de venir instruire les enfants de ce village . Il est resté plusieurs années , je suppose tant qu'il a été payé , puis , un jour il est reparti . Il faut dire que l'état nous avait installé une école avec un jeune instituteur . Je vais te montrer quelque chose .
Elle sort un carnet caché sous un coussin posé près d'elle . Elle le tend à la jeune femme qui le feuillette et y retrouve des dessins semblables à ceux du carnet récupéré chez sa mère . Elle montre le visage souriant de la jeune fille si souvent représenté .
-Qui est-ce?
-C'est Jamila , celle à qui tu ressembles . Je connais par coeur ces dessins pour les avoir regardés et regardés encore .
Elle sourit , sa ...grand-tante au destin brisé et toujours vivante grâce à la magie de dessins , d'un rêve et de sa volonté de savoir .
-Je peux voir la grotte ...et le puits?
-Demain , je t'y ferai conduire .
Les deux jeunes femmes sortent ensuite pour visiter le village , elles se dirigent vers le cimetière et trouvent , comme elle a été décrite , la tombe fleurie d'un rosier et surmontée d'une croix . Elles nettoient la pierre et parviennent à lire :
Esther-24 ans -Repose en Paix
Un petit portait délavé représente une jeune femme aux longs cheveux blonds dans les traits de laquelle on retrouvait un peu de la vieille femme .
Elles continuent leur visite du village avant de retrouver la maison où elle se sent si bien .
Elles se couchent tôt car le lendemain elles doivent se lever à l'aube pour se rendre à la grotte .
Heureusement qu'elles sont équipées pour la marche car c'est un vrai chemin de chèvre qu'elles empruntent pour une randonnée de quelques heures .
La grotte est là , accueillante . Elles y pénètrent , il y fait doux , un peu humide , mais avec une fraîcheur agréable qu'elles apprécient . Elles se rendent près du puits où on a planté , il y a visiblement fort longtemps , un laurier rose et un rosier aux fleurs rouge velours qui résiste en s'accrochant aux pierres de la margelle .
Elles redescendent au village en fin de journée . Elle est apaisée et s'endort avec une insouciance qu'elle n'avait plus depuis longtemps . Plus cette anxiété , cette appréhension avant le sommeil face à un rêve répétitif qui devenait angoissant . Elle s'endort paisiblement dans le silence à peine troublée par le braiment de l'âne du voisin et de quelques moutons restés hors de leur bergerie .
Elle dort . Elle ne sait plus où elle se trouve. Le rêve ou le voyage ? A-t - elle fait le voyage ou son rêve se poursuit - il ? Où est la réalité ? Ce voyage , elle l'a rêvé ou vécu ? Son rêve n'est - il pas le voyage ? Elle a envie de s'y enfoncer . L'obscurité , la paix , la nuit , elle sombre doucement . Où est - elle ? Dans son lit , dans son appartement ? Cette boule douce que sa main caresse , est - ce Gaston et son doux pelage ? Se trouve-t - elle dans la grotte obscure ? Ce qu'elle touche , est - ce le pull en mohair qu'elle a jeté sur les épaules en partant , ou la mousse qui recouvre les parois de la grotte ? N'est -elle pas au fond du puits ? Ce qu'elle touche , est - ce la douceur d'une chevelure ou une étoffe de soie ? Elle ne sait plus , elle est bien , tout est douceur , obscurité , paix , un vrai cocon de repos , un retour dans la ventre de sa mère , le bout du voyage , la paix , le silence . Le rêve est fini , elle a atteint le bout du voyage , elle sait , elle a compris , elle est bien , elle est libre...enfin quand elle se réveille .
Quels signes ont donc voulu lui adresser ces ancêtres qu'elle n'a jamais connus et qu'elle ne peut qu'imaginer ? Peut - être lui donner , par delà le temps , la liberté de rêver et de voyager . Elle entend le rire cristallin de Jamila , elle voit les couleurs chatoyantes des dessins de Jalil . Après tout , elle descend peut - être d'un peintre célèbre , elle va en parler à sa mère et entreprendre des recherches . On ne sait jamais .
Le rêve est un voyage intérieur,vers le passé ou vers l'avenir. Il peut être un cauchemar , un désir, une échappatoire . Il n'est jamais anodin , il peuple nos nuits , on l'oublie souvent . Il paraît que c'est une des périodes de nos plus intenses activités cérébrales .
La décision du voyage est prise . Elle sait ce qu'elle ne veut pas , et plus obscurément ce qu'elle désire réellement .
Elle décide d'en parler à ses deux amies qui ont , depuis de longues années , partagé avec elle les bons et les mauvais moments , les fous-rires , les sorties , les petits secrets , mais aussi les passes difficiles , la mort de son père , ses chagrins d'amour . Tout compte fait , de ceux-là , il n' y en eut guère , deux ou trois relations un peu plus tendres , mais sur lesquelles elle ne s'est jamais fait trop d'illusions . Avec cette impression de ne pas être prête à engager une liaison durable . A son âge , trente ans ...largement dépassé , sa mère commençait à s'inquiéter et à désespérer de ne jamais pouvoir jouer le rôle de grand - mère ! Elle lui avait même avoué un jour :
-Après tout , tu peux avoir un enfant toute seule , enfin presque , je veux dire , tu n'es pas obligée de vivre avec ..ton compagnon . Cela se voit de plus en plus .
Elle en avait souri , il fallait que sa mère soit vraiment préoccupée pour tenir de tels propos . Elle avait peur de la solitude pour sa fille , mais elle ne réussit pas pour autant à convaincre sa fille .
Après avoir annoncé à sa mère sa décision de faire Le Voyage , elle en fit part à Sonia et Caroline , lors d'un dîner qu'elles partageaient au Chinois .
- Sais-tu où tu vas ? C'est un peu hasardeux .
Elle leur avait montré la photographie du catalogue de tourisme et le vieux carnet de dessins donné par sa mère . Elle leur en avait expliqué l'origine .
-Ne crois - tu pas que tu fantasmes sur un arrière grand-père inconnu ? Tu te laisses déborder par ton imagination .
-Oui , renchérit Caroline , c'est peut-être tout simplement un monsieur qui a abandonné sa famille qui l'embarrassait et qui est parti sous d'autres cieux pour être tranquille .
-Il venait d'autres cieux et c'est ce que je veux connaître . Cela s'appelle ses racines .
-Mais tu n'en as jamais rien su . Tu n'es même pas certaine de ses origines . Il n'a fait peut - être que passer dans ce village ...éventuellement y laisser quelques enfants ..et repartir .
-Mais tu as vu la jeune femme qui est représentée dans le carnet . Vous ne pouvez nier une certaine ressemblance avec moi , voire une ressemblance certaine . J'ai l'impression de me voir ...il y a une dizaine d'années dans le passé .
-Tu vas bientôt nous donner une grande leçon sur la réincarnation !
-Sérieusement , ajouta Sonia , je n'appelle pas cela la recherche de tes racines , juste une curiosité , certes légitime , que je nommerais curiosité généalogique . Moi , quand je retourne dans le "bled" avec mes parents , je peux parler de racines . C'est mon éducation familiale qui revient . Mais je peux aussi t'assurer que les contradictions de ces principes familiaux avec mon mode de vie actuel , ici , dans ce qui est pour moi , mon chez-moi , j'oserais dire mon pays , ne sont pas toujours faciles à vivre . J'ai choisi de vivre ma propre vie , suivant des critères nouveaux pour ma famille , tout en respectant les traditions de mes parents . C'est différent et parfois un peu compliqué . Je comprends cependant fort bien ta démarche , mais c'est un peu différent .
-En fait , j'aimerais avoir une explication rationnelle de ce rêve ,si tant est qu'un rêve est rationnel . .
-Je peux t'aider dans ta recherche . Tu te doutes , je pense , des difficultés , non pas tant pour retrouver ce village , mais pour communiquer avec les habitants . Peu d'entre eux doivent comprendre et parler le français . Certains même n'emploient que le berbère entre eux . Le Maroc est le pays d'origine de ma famille . J'y ai encore beaucoup de parents , des oncles , des tantes , des cousins . Ils pourront t'aider , t'accompagner . Je te propose même de t'accompagner , mais sans m'imposer . Réfléchis , peut-être préfères - tu faire ce voyage seule . C'est simplement mon aide que je t'offre . Je parle assez bien l'arabe et j'ai quelques rudiments de berbère pour avoir entendu mes parents le parler entre eux .
-Merci . Je vais y penser . J'apprécie la générosité de ta proposition que je sais sincère . Laisse - moi envisager le voyage sous un angle nouveau . Je n'étais pas très fixée quant à son organisation , ni même , je crois , son but réel .
Caroline s'assura désolée de ne pouvoir se joindre à elles si elles partaient toutes les deux , mais l'achat récent d'un petit studio grevait largement son budget et ne lui permettait pas pour l'instant d'envisager un voyage .
-Je serai avec vous de tout coeur et vous me raconterez au retour ...pour satisfaire ma curiosité , ajouta-t-elle en riant .
Elles terminèrent le repas en parlant de choses et d'autres , de leur travail , des nouveaux dirigeants de l'entreprise qui ne leur plaisaient qu'à moitié , du dernier film de Georges Clooney qu'elles projetaient d'aller voir le week-end prochain , du shopping dans une nouvelle galerie marchande qu'elles se promettaient d'entreprendre , des extraordinaires crèmes amincissantes et sérums anti-rides dont tous les magazines parlaient , bref de la vie ordinaire quotidienne qui était la leur et qui est aussi la nôtre . On dit de ces conversations qu'on y parle de tout et de rien . Ce sont ce tout et ce rien qui constituent notre vie réelle , beaucoup plus que les grands discours des politiques ou les réflexions complexes des philosophes à la mode qui prétendent parler de et pour nous !
Après avoir réfléchi , elle décida de faire le voyage avec Sonia . Son amie , non seulement serait une aide précieuse grâce à sa connaissance des lieux , mais également l'accompagnerait dans une démarche qui n'était pas très claire . C'était son amie et sa présence la rassurait et surtout rassura sa mère quand elle lui fit part de sa décision .
Elle était bien consciente qu'à notre époque , c'était un "petit voyage" qui n'avait rien à voir avec les périples que certains entreprenaient . C'était une destination touristique courante et , pour preuve , ce fut la multitude de propositions de voyage que lui offrit l'agence voisine de son domicile . Elle déçut l'employée quand elle lui déclara qu'elle recherchait simplement deux billets d'avion .
-Êtes- vous sûre ? Nous avons des promotions très intéressantes sur des séjours .
-Certaine . Je ne prends que les billets d'avion .
Elle lui indiqua les dates de congé qui lui avaient été accordées par leur entreprise , une quinzaine de jours et trouva deux vols aller-retour pour Casablanca . Sonia lui avait indiqué cette ville car un de ses oncles , chauffeur de taxi , pouvait les recevoir . Devant la gêne qu'elle manifesta face à cette offre , Sonia lui répondit en souriant que l'hospitalité au Maroc n'était pas un vain mot . Si même elles le désiraient ,elles pourraient rester tout leur séjour dans sa famille .
Elle prépara une valise de vêtements légers ( on était au mois de mai qui peut être chaud en Afrique du Nord ) mais elle y ajouta des jeans , des chaussures de marche , quelques sweats et un pull en mohair dont la douceur lui rappelait le pelage de Gaston, Gaston qui fut déposé chez sa mère la veille du départ . Elle le laissa avec de nombreux conseils , ses croquettes préférées et le quitta avec presque un sentiment de culpabilité alors que le matou était tranquillement installé sur le canapé où il ronronnait déjà !
Leur avion décolla d'Orly-ouest à 11 heures du matin , presque à l'heure . Elles arrivèrent à l'aéroport de Casablanca-Nouaceur quelques trois heures plus tard : elles en sortirent , compte-tenu du petit décalage horaire , à 14 heures heure locale. L'oncle de Sonia les attendait avec son "grand taxi", une Mercedes de quelques dizaines d'années et quelques centaines de milliers de kilomètres mais qu'il bichonnait avec un soin particulier , presque avec amour . Des rideaux à fanfreluches , un petit tapis de prière et divers porte-bonheurs protégeaient le chauffeur et ses passagers , ce qui , compte tenu de la conduite parfois sportive de nombreux automobilistes , ajoutée aux piétons , vélomoteurs , bicyclettes , ânes et charrettes qui circulaient , pouvaient se révéler utiles !
Leur première étape fut la maison de l'oncle et la tante de Sonia qui y retrouva ses nombreux cousins , cousines . Par courtoisie envers leurs hôtes , elles y restèrent une journée et décidèrent leur départ vers la montagne pour le surlendemain . La famille de Sonia les aurait bien gardées durant tout leur séjour avec un réel plaisir .
L'oncle leur présenta un de ses collègues qui se rendait fréquemment dans le bled et qui connaissait le lieu qu'elles recherchaient , Ain el Filoun , la source de l'éléphant , un nom étrange pour une région qui ne devait pas avoir connu d'éléphants depuis la préhistoire ( et encore à vérifier!) et le passage de quelques cirques !
Elles partirent de bon matin après un copieux petit déjeuner et avec un couffin plein de victuailles données par la tante de Sonia , une vraie citadine , qui craignait qu'elles ne trouvent pas de nourriture convenable dans "le bled".
Ali était le nom de leur chauffeur et ami de l'oncle qui reçut moult conseils pour les accompagner et assurer leur bien-être . Cela fit sourire Sonia qui assura à son amie que c'était , de la part de sa famille , une attitude un peu alarmiste , voire envahissante , mais traditionnelle et normale . Sa tante ne cessait de leur donner des conseils en les appelant "mes filles " . C'était attendrissant et sincère .
Elles montent enfin dans une vieille Peugeot 505 qui , en dépit de son âge , marche fort bien et avale rapidement l'autoroute qui les mène hors de Casablanca avant d'emprunter une route secondaire qui traverse de nombreux villages regroupés autour de leur mosquée et plantés au milieu de champs cultivés de céréales et délimités par des barrières de figuiers de barbarie qui , à cette époque , ne portent pas encore de fruits .
La voiture attaque une petite route de montagne . Leur chauffeur fait un arrêt dans un petit village où leur arrivée provoque la venue bruyante d'une nuée d'enfants curieux . Sonia explique que souvent les enfants , en milieu rural , ne vont à l'école que par demi-journée , parce qu'il n'y a pas toujours suffisamment d'établissements scolaires , mais aussi pour leur permettre d'aider les parents dans les travaux des champs où ils constituent une main d'oeuvre indispensable .
Ils reprennent la route et se trouvent bientôt sur une piste qui , assure leur chauffeur , les mènera rapidement au village .
Elle s'absorbe dans la contemplation du paysage , essayant d'y retrouver des éléments connus ou reconnus quand surgit , après un dernier virage , le village de son rêve . Oui , c'est bien là , les couleurs ocre des maisons et verte de la végétation avec quelques tâches roses des fleurs de lauriers . Elle est arrivée .
La voiture entre dans le village et s'arrête près de la mosquée , là où semble se trouver une petite place entourée de quelques eucalyptus . Quelques hommes sont attablés sur la terrasse d'un petit commerce , qui semble faire office de café , d'épicerie et de lieu de rencontre . Ils regardent le taxi qui arrive et attendent que le chauffeur descende . Son ami lui a expliqué que sa nièce et son amie désiraient se rendre dans ce village et y passer quelques jours . Bien qu'ayant trouvé l'idée quelque peu saugrenue , il a accepté de les aider à trouver un hébergement où elles pourraient résider quelques jours . Tandis que les deux jeunes femmes sortent de la voiture et font quelques pas , il palabre avec les hommes présents et revient vers les jeunes femmes .
-Il y a une vieille femme qui vit seule dans une maison quelque peu confortable et qui pourrait vous loger . Il n'y a pas d'hôtel dans le village . Je vous accompagne . Je veux être assuré de votre installation avant de repartir ou ton oncle et surtout ta tante vont m'arracher les cheveux , indique - il à Sonia . Il vaut mieux aller à pied . Si cela convient , je vous rapporterai vos bagages .
Ils pénètrent dans les ruelles du village en suivant un enfant qui leur sert de guide et s'arrêtent face à une maison que sa grande porte de bois et de cuivre fait paraître plus cossue que les autres . L'enfant utilise le heurtoir et la porte s'entrouvre sur une jeune femme à qui Ali présente leur demande . La jeune femme hoche la tête , prononce quelques mots et referme la porte -Ce n'est pas possible ?
-C'est la nièce de la vieille femme . Elle va informer sa tante qui est la propriétaire de la maison , une belle maison ,d'ailleurs .
Ils n'attendent pas longtemps avant que la porte ne s'ouvre à nouveau , en grand cette fois-ci . La jeune femme s'adresse à Ali qui leur fait signe de le suivre .
-Elle vous offre son hospitalité . Je ne pense pas qu'elle veuille un dédommagement quelconque . C'est une invitation . Il faut dire que les étrangers se font rares dans le coin . Je vais chercher vos bagages pour que vous vous installiez . Combien de temps comptez-vous rester car votre oncle m'a dit que je devais absolument venir vous chercher .
-Peut - on utiliser les téléphones portables ici ?
-C'est possible . Actuellement , le signal passe presque dans tout le pays .
Elles sortent leurs portables et constatent en effet la possibilité de téléphoner .
-On vous appellera . Comptez une dizaine de jours , à peu près .
Ali dépose leurs bagages à l'entrée de la maison et leur souhaite un bon séjour . Il ne veut pas s'attarder , il veut rejoindre Casablanca ce soir .
La jeune nièce aide les deux voyageuses à transporter leurs sacs de voyage . Elle leur indique une grande chambre avec deux grands lits recouverts de couvertures de laine bariolée et un tapis rouge recouvrant la mosaïque du sol . Quelques meubles de bois sombre et odorant , du cèdre , complètent le mobilier .
La jeune femme ne parle qu'arabe et Sonia sert de truchement . Elle leur explique que , quand elles seront installées , elles sont invitées à venir prendre le thé avec la maîtresse de maison . Mais qu'elles prennent leur temps !
Leurs valises rapidement défaites et leur linge déposé dans les deux coffres , elles sortent de leur chambre et se dirigent vers ce qui semble être un patio intérieur . Elles y découvrent une femme âgée installée sur une banquette , face à une petite table où se trouvent une théière argentée , des verres colorés et ,disposés dans quelques assiettes , des dattes et des gâteaux .
-Asseyez - vous , leur dit - elle dans un français hésitant .Devant leur air étonné , elle continue :
-Oui , je parle un peu français . Mais cela fait si longtemps , j'ai ..un peu oublié . C'est comme cela qu'on dit ?
-Mais vous parlez très bien . Cela facilitera les échanges avec mon amie , répondit Sonia .
-Ton amie...oui...elle vient de France ? Toi , je vois bien que tu es des nôtres.
-Oui , moi , si on veut . Mes parents sont originaires du Maroc . Mais je ne connais le pays qu'en vacances . Je vis en France . Mon amie est française , de France . Mais elle vient pour une étrange histoire . Mais puisque vous comprenez le français (Sonia n'ose pas tutoyer la vieille dame en français , contrairement à l'arabe ) , le mieux est qu'elle vous l'explique elle - même .
Comme si elle la connaissait depuis toujours , elle parle , elle parle lentement pour être sûre d'être bien comprise ,elle raconte , le rêve , la photographie , l'agence de voyages , sa mère , le carnet de dessins , le grand - père "indigne"? , la ressemblance avec la jeune femme , sa décision de venir , sa reconnaissance du village , son bien - être , ici , dans la maison . Et la vieille femme écoute , sans l'interrompre , concentrée , hochant la tête de temps en temps .
Quand elle s'arrête enfin , la vieille femme prend à son tour la parole :
-C'est bien que tu sois venue . Chez nous , on dit "Mektoub" , c'était écrit . Ecoute - moi .
Il y a très longtemps , ne me demande pas combien de temps , je ne saurais te le dire et le temps qui passe n'a pas d'importance , surtout à mon âge . Donc , il y a très longtemps , notre village était plus animé que maintenant , il y avait de bonnes récoltes , on n'avait pas le téléphone ,on ne savait pas toujours ce qui se passait ailleurs , mais on parlait , on riait , on jouait , on chantait , on dansait . Et , oui , on dansait . Dans nos montagnes , les femmes ont toujours été plus libres qu'à la ville , on ne se voilait pas , on avait un rôle social important , on n'était pas seulement des filles , des soeurs , des épouses et des mères , mais on travaillait , on tenait les comptes et on choisissait notre époux . Bien sûr , il était la plupart du temps du village , mais celui qu'on, ne voulait pas , on ne l'épousait pas .
Elle cherche parfois ses mots , hésite un peu , il lui arrive même de demander à Sonia la traduction d'un formule , mais on devine en dépit du manque de pratique qu'elle a annoncé , une bonne connaissance du français . Elle continue .
-Il y avait dans le village une famille avec deux enfants , un garçon et une fille . Il y avait si peu de différence d'âge entre eux qu'on les prenait souvent pour des jumeaux . Le garçon , Jalil , avait à peine dix mois de plus que sa soeur , Jamila . Ils étaient toujours ensemble , à rire , à jouer , à travailler aussi . Ils s'entendaient , tiens , comme les deux doigts de la main .
Elle leve sa main , une main fine , blanche , dont le poignet s'orne de joncs d'or ciselé .
-Ils avaient quinze ans , seize ans et leurs parents disaient : "Il va falloir trouver un frère et une soeur qui s'entendent comme eux pour les marier car ils ne voudront pas vivre loin l'un de l'autre . "
Un jeune fermier des environs , fils d'un riche propriétaire , se présenta un jour à eux . Il avait vu Jamila dans le village et souhaitait l'épouser . Les parents , à qui il ne plaisait guère , lui répondirent qu'ils allaient demander à leur fille . Celle - ci , consultée , déclina l'offre de mariage . Le prétendant en fut vexé , revint plusieurs fois à la charge , envoya pour la convaincre , de nombreux cadeaux qui lui furent tous retournés . Il n'avait pas l'habitude de se voir refuser quelque chose et décida de parler en particulier à Jamila . Que se passa - t - il lors de cette entrevue ? Nul ne le sait . Il repartit furieux , Jamila regagna sa maison , déposa dans la chambre de son frère sa plus belle écharpe de soie et disparut . On la chercha toute la nuit , et le jour d'après aussi , sans la trouver . Jalil parcourut la montagne , la forêt , l'écharpe autour de son cou jusqu'à ce qu'un berger vint au village en disant qu'il avait trouvé dans une grotte , un collier et des pendants d'oreilles d'ambre et d'argent . Il avait entendu parler de la disparition d'une jeune fille et il tenait à informer les villageois de son étrange découverte . Jalil se précipita , arriva le premier après plus d'une heure de marche près de la grotte . Il reconnut les bijoux de Jamila , l'appela , la chercha comme un fou , jusqu'à ce que il découvre , camouflé par des buissons , un très vieux puits . On l'appelait , et on l'appelle encore dans la région , le puits des roumi (des romains peut - être?) . Harnaché d'une corde , aidé par quelques villageois solides , il descendit et là on l'entendit hurler le nom de sa soeur , pleurer . Il y resta jusqu'à la nuit , refusant de remonter malgré les supplications des autres . Finalement , face aux pleurs de sa mère , il accepta de remonter . Il demanda de laisser le corps de Jamila dans le puits ,puisque , dit - il , elle avait choisi d'y finir sa vie .C'en était fini des rires et des jeux . Le père et la mère moururent de chagrin et , un matin , on trouva la maison vide , fermée . Jalil était parti sans prévenir personne . Certains dirent que l'ex-prétendant disparut peu après , d'autres qu'il était parti en ville , ou à l'étranger , on ne sait pas , on ne l'a plus jamais revu , non plus .
De très nombreuses années plus tard , un beau jour , Jalil revint au village . Il avait l'écharpe de soie autour du cou , il la gardait toujours quelque soit le temps , le jour , la saison . Il était accompagné d'une jeune femme , blonde , très blanche , avec des yeux clairs . Elle était enceinte et parlait peu . Elle s'entretenait en français avec Jalil , mais en fait , on n'a jamais su si c'était sa femme ou sa fille . Ils se sont installés dans la maison des parents de Jalil qu'il a remise en état .Il ne travaillait pas sinon pour dessiner et peindre . Il parcourait la campagne avec des feuilles , des crayons ,des couleurs et croquait les paysages , les enfants , les maisons , tout ce qu'il voyait . Il disparut durant trois jours et l'on raconte que c'était pour se rendre dans la grotte près du puits . Quand il en revint , la jeune femme fut prise des douleurs de l'accouchement . Il demanda l'aide de la vieille sage-femme du village , qui fit ce qu'elle put . L'enfant , un petit garçon , vécut , mais pas la mère . Il confia le bébé à une femme du village qui venait de donner naissance à une petite fille , lui laissa une forte somme d'argent et lui donna sa maison . Il enterra lui-même la jeune femme blonde dans le cimetière du village , mais à part de nos tombes . Il y ajouta une croix et une inscription , en expliquant aux gens du village qu'elle avait une religion différente . Il y planta un rosier que l'on continue d'entretenir .
Tu te demandes comment j'ai appris le français ? Mon père était le petit garçon que Jalil a confié à celle que je considère comme ma grand-mère . Ce qu'est devenu Jalil ? On ne sait pas , mais sûrement quelqu'un d'important , car , un jour , on a vu débarquer dans notre petit village perdu , un homme qui s'y est installé et qui a dispensé des cours aux enfants du village , des cours de français et de dessin , essentiellement . Quand les hommes du village lui ont demandé la raison de sa présence , il a répondu qu'il était payé par un personnage important qui lui avait demandé de venir instruire les enfants de ce village . Il est resté plusieurs années , je suppose tant qu'il a été payé , puis , un jour il est reparti . Il faut dire que l'état nous avait installé une école avec un jeune instituteur . Je vais te montrer quelque chose .
Elle sort un carnet caché sous un coussin posé près d'elle . Elle le tend à la jeune femme qui le feuillette et y retrouve des dessins semblables à ceux du carnet récupéré chez sa mère . Elle montre le visage souriant de la jeune fille si souvent représenté .
-Qui est-ce?
-C'est Jamila , celle à qui tu ressembles . Je connais par coeur ces dessins pour les avoir regardés et regardés encore .
Elle sourit , sa ...grand-tante au destin brisé et toujours vivante grâce à la magie de dessins , d'un rêve et de sa volonté de savoir .
-Je peux voir la grotte ...et le puits?
-Demain , je t'y ferai conduire .
Les deux jeunes femmes sortent ensuite pour visiter le village , elles se dirigent vers le cimetière et trouvent , comme elle a été décrite , la tombe fleurie d'un rosier et surmontée d'une croix . Elles nettoient la pierre et parviennent à lire :
Esther-24 ans -Repose en Paix
Un petit portait délavé représente une jeune femme aux longs cheveux blonds dans les traits de laquelle on retrouvait un peu de la vieille femme .
Elles continuent leur visite du village avant de retrouver la maison où elle se sent si bien .
Elles se couchent tôt car le lendemain elles doivent se lever à l'aube pour se rendre à la grotte .
Heureusement qu'elles sont équipées pour la marche car c'est un vrai chemin de chèvre qu'elles empruntent pour une randonnée de quelques heures .
La grotte est là , accueillante . Elles y pénètrent , il y fait doux , un peu humide , mais avec une fraîcheur agréable qu'elles apprécient . Elles se rendent près du puits où on a planté , il y a visiblement fort longtemps , un laurier rose et un rosier aux fleurs rouge velours qui résiste en s'accrochant aux pierres de la margelle .
Elles redescendent au village en fin de journée . Elle est apaisée et s'endort avec une insouciance qu'elle n'avait plus depuis longtemps . Plus cette anxiété , cette appréhension avant le sommeil face à un rêve répétitif qui devenait angoissant . Elle s'endort paisiblement dans le silence à peine troublée par le braiment de l'âne du voisin et de quelques moutons restés hors de leur bergerie .
Elle dort . Elle ne sait plus où elle se trouve. Le rêve ou le voyage ? A-t - elle fait le voyage ou son rêve se poursuit - il ? Où est la réalité ? Ce voyage , elle l'a rêvé ou vécu ? Son rêve n'est - il pas le voyage ? Elle a envie de s'y enfoncer . L'obscurité , la paix , la nuit , elle sombre doucement . Où est - elle ? Dans son lit , dans son appartement ? Cette boule douce que sa main caresse , est - ce Gaston et son doux pelage ? Se trouve-t - elle dans la grotte obscure ? Ce qu'elle touche , est - ce le pull en mohair qu'elle a jeté sur les épaules en partant , ou la mousse qui recouvre les parois de la grotte ? N'est -elle pas au fond du puits ? Ce qu'elle touche , est - ce la douceur d'une chevelure ou une étoffe de soie ? Elle ne sait plus , elle est bien , tout est douceur , obscurité , paix , un vrai cocon de repos , un retour dans la ventre de sa mère , le bout du voyage , la paix , le silence . Le rêve est fini , elle a atteint le bout du voyage , elle sait , elle a compris , elle est bien , elle est libre...enfin quand elle se réveille .
Quels signes ont donc voulu lui adresser ces ancêtres qu'elle n'a jamais connus et qu'elle ne peut qu'imaginer ? Peut - être lui donner , par delà le temps , la liberté de rêver et de voyager . Elle entend le rire cristallin de Jamila , elle voit les couleurs chatoyantes des dessins de Jalil . Après tout , elle descend peut - être d'un peintre célèbre , elle va en parler à sa mère et entreprendre des recherches . On ne sait jamais .
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