Raconter une histoire,un conte pour éclairer la vie quotidienne,pour rêver un peu,beaucoup,parler de ce qui me tient à coeur,le Maroc,les femmes,le temps qui passe,l'histoire...Publier quelques extraits de mon livre,préparer le prochain sans se décourager!!!
mercredi 6 janvier 2010
LA VIEILLE FEMME ET LES DEUX ÂNES
Ils vivaient dans la même ferme depuis de nombreuses années . Ils étaient , l'enfant et le petit âne , nés à peu près à la même époque , les paysans se souvenaient , l'année de la grande sécheresse . Ils avaient même été étonnés de voir la vieille ânesse mettre bas , ils la croyaient beaucoup trop âgée pour ça . Elle avait donné naissance à un petit âne gris dont on s'était demandé pendant longtemps s'il allait vivre . La vieille ânesse s'était battu pour qu'il vive , parce que , cette année - là , il faisait trop chaud , trop sec , pour qu'on puisse l'aider . Seule une vieille femme que l'on considérait un peu comme une sorcière les avait nourris , encouragés , soignés .
Cet été - là , les paysans avaient bien d'autres problèmes : il fallait aller chercher l'eau de plus en plus loin , le puits de la ferme était tari et la rivière était à sec . Le peu d'eau disponible sur place grâce à un pompage dans la nappe phréatique était réservé au fonctionnement et aux besoins du maître et de sa famille . L'eau que l'on ramenait de plus loin était d'abord destinée aux cultures et aux maraîchages dont on vendait les récoltes . Ensuite , on la distribuait au bétail productif , les vaches qui donnaient du lait ,les petits veaux qu'on voulait vendre quand ils auraient pris un peu de poids , les moutons dont on couperait la laine et vendrait la viande , les deux ou trois cochons que le maître élevait pour ses besoins personnels , les poules qui pondaient les oeufs que la famille du maître consommait frais , les lapins que l'on élevait pour un magasin de la ville qui les proposait à sa clientèle . Il y avait des priorités économiques !
L'eau qui restait , quand il en restait , était "généreusement" distribuée aux paysans . Il y avait de nombreux jours sans eau . Celle qu'on avait , on l'économisait . On la buvait d'abord , même quand elle n'était pas vraiment potable . Contrairement à ce que le médecin conseillait , on ne la faisait plus bouillir quand on s'était rendu compte qu'on en perdait un peu avec l'ébullition . Il y eut de nombreux enfants qui ne virent pas la fin de l'été . C'était la vie .
Pourtant , malgré ces difficultés , le petit âne gris survécut et grandit . On soupçonna la vieille sorcière de lui donner quelques potions magiques pour lui permettre de vivre . Le fait est qu'on la voyait souvent se promener avec la vieille ânesse et son ânon , bavardant , semblait-il , avec eux . Elle discutait , faisait de grands gestes , riait et paraissait heureuse . Mais on ne s'en préoccupait pas . On avait bien d'autres problèmes et puis , il faut le reconnaître , on en avait un peu peur . Il y en eut bien qui dirent que ce n'était pas normal qu'ils aillent aussi bien tous les trois alors que les autres souffraient . Peut-être avaient-ils découvert une source ? une fontaine cachée ? Il y en a qui ajoutèrent que la vieille sorcière avait découvert le moyen de fabriquer de l'eau , ce qui fit bien rire le maître quand on le lui rapporta . Elle ne leur prenait rien ? Certes pas , on ne lui donnait rien ,de toutes les façons ! "Et bien , dit-il , laissez-les vivre en paix .Ou allez lui demander son secret de la fabrication de l'eau . "ajouta-t-il en riant . Ils avaient bien trop peur et les laissèrent en paix .
La fin de l'été fut difficile , même si un événement heureux dans la famille du maître survint : la naissance d'un petit garçon qu'on attendait depuis si longtemps qu'on désespérait de le voir arriver . Le maître et la maîtresse n'étaient plus très jeunes et n'avaient pas d'enfant . Ce fut un grand bonheur pour la ferme et ses habitants . Le maître était tellement heureux qu'il distribua de la nourriture et décida que l'eau serait un peu mons rationnée pour les paysans . Il faut dire qu'on arrivait à la fin de l'été et qu'on pouvait espérer de la pluie pour bientôt . C'était une toute petite générosité de la part du maître . Il ne prenait pas trop de risques en distribuant un peu plus d'eau .Mais de cela , les paysans ne se rendirent pas compte et ils se contentèrent de louer la bonté du maître et de bénir le petit garçon enfin né .
Le jour de la fête , la vieille sorcière , accompagnée de l'ânesse et de son ânon , se présentèrent au repas . Les paysans la regardèrent avec méfiance et attendirent la réaction du maître pour s'y conformer .
-Le bonjour à tous . Pouvons-nous nous joindre à votre fête ?
Les maîtres étaient tellement heureux qu'ils demandèrent aux convives de lui faire une place . Elle s'assit près du berceau , les deux animaux derrière elle.
-Ils ne te quittent jamais?
-Non , nous formons une vraie famille . Ils ont compris que , sans moi ,ils ne seraient plus de ce monde .
-Que vas tu en faire ?
-Ce que l'on fait avec sa famille : m'en occuper .
-Qu'attends - tu d'eux ?
-On n'attend rien de sa famille , on les aime .Qu'attends - tu de ton fils ?
-Qu'il m'accompagne , qu'il m'aide , qu'il me soutienne .Mais tu ne vas pas comparer mon fils à ton petit âne ?
-Je ne me permettrais pas ! Moi , mes ânes , je me contente de les aimer et je pense qu'ils m'aiment aussi . Je ne leur demande rien .
-Tu n'es pas seulement une sorcière ,tu es aussi d'une grande sagesse . Je ne savais qu'il y avait de véritables philosophes parmi mes paysans .
-Je ne suis pas un de tes paysans , comme d'ailleurs aucun des invités ici présents ne t'appartient . Chacun est libre de disposer de sa vie , les hommes comme les animaux . On ne possède rien ni personne , on est juste les dépositaires , le temps de notre vie , d'une petite partie d'un tout que constitue la nature et ses habitants .
Elle se leva et montra d'un geste large le monde qui les entourait .
- C'est notre bien , notre passé , notre présent , notre avenir ,notre liberté . nous devons le préserver , juste prélever ce dont nous avons besoin , pas plus .Tu vois , c'est comme l'eau .Nous n'en avons pas manqué , nous , cet été .
-C'est vrai que l'on s'est beaucoup interrogé sur ce phénomène.Comment as-tu fait ? Tu peux bien me le dire maintenant!
-Mais je n'ai rien à cacher . Personne ne m'a jamais rien demandé .Avec mon ânesse et son petit , nous sommes allés chercher de l'eau où il y en avait .
-Tu n'en as pas manqué , contrairement à la plupart des paysans .
-Je n'ai pas attendu ta distribution .Je me suis servie toute seule et je n'ai pas considéré les mêmes priorités que toi . Mon premier souci a été de nous fournir à boire à tous les trois . L'ânesse avait besoin d'eau pour allaiter son petit qui , de par son jeune âge , nécessitait également de l'eau pour ne pas se déshydrater. Moi , je suis vieille et j'ai bu et consommé ce dont j'avais besoin . Mais tu as raison ,nous n'en avons pas manqué pour vivre .
-Mais comment peux-tu considérer des ânes comme prioritaires ?
-Et tes vaches ? tes veaux ? tes moutons ? tes cochons , tes poules et tes lapins ? tes cultures ? Sont - ils plus importants que les hommes , les femmes et les enfants , enfin , du moins ceux des autres ?
-Mais ils assurent la bonne marche de la ferme .
-La bonne fortune de ta ferme serait plus juste , et la tienne également . Mais que serait ta ferme sans les paysans qui y travaillent ? Une vaste étendue de terres , beaucoup trop grande pour toi et dont tu ne saurais que faire .
-Mais j'aime mes paysans . Regarde , aujourd'hui , je les invite , je les régale ,je m'en occupe .
-Oui , un peu comme tu prends soin de ton matériel . Ne comprends - tu pas qu'ils te sont nécessaires , indispensables même , comme tes vaches ,tes veaux , tes cochons et tes poules ? Vous faites partie d'un même ensemble , vous êtes les rouages d'un même système . S'ils décidaient de partir , que ferais - tu ? Oui , je sais , tu en trouverais d'autres . Après tout , ce sont des pièces interchangeables , n'est - ce pas ?
-Tu exagères tout de même !
-Crois - tu ?
-Cela a toujours été ainsi . Demande - leur , ils ne sont pas malheureux , pas autant que tu le prétends .
-Que veux - tu qu'ils répondent ? Ils sont dans le système . Ils n'ont pas les moyens pour penser autre chose . Leur vie est limitée à leur survie . Tout élément différent les perturbe , moi , par exemple .
-Et que proposes - tu ,toi la grande sage ?
- Partage .
-Que je partage quoi ?
-Ce que tu as .
-Mais c'est à moi . C'est ce que mes parents , mes grands - parents ,mes ancêtres m'ont légué . C'est ce que je laisserai à mon fils .
Elle désigna l'enfant dans son berceau qui gazouillait en regardant le petit âne près du berceau et en agitant ses petites mains .
-Tu crois qu'il en a besoin ? C'est toi qui créeras ces besoins chez lui .
-Cela a toujours été ainsi et ce n'est pas une vieille originale comme toi qui changera quelques chose .
Le maître était excédé par ces propos que les paysans , dont les conversations s'étaient interrompues , écoutaient . Dieu sait quelles idées cela pourrait leur donner .
La vieille femme se mit à rire et l'assistance eut l'impression , évidemment fausse , que les deux ânes en faisaient autant .
-Nous partons . Merci pour le festin . Tu as raison , le monde a toujours tourné de cette façon . Pourquoi cela changerait-il ?
L'assistance la regarda étonnée ."Le monde tournait ? "Depuis quand ?
Car , bien sûr ,cette histoire se passait il y a très , très longtemps , à une époque obscure où l'on ignorait que la terre tournait .
Depuis , tout a changé .
On a fait de nombreuses découvertes , on sait que la terre tourne , on va sur la lune , on voyage en avion , on a des machines , plein de machines .
Et bien sûr , on a changé nos priorités ! Plus de vaches , veaux , cochons , cultures!
Est-ce que par hasard ce serait devenu l'Homme , la Femme ,l'Enfant , la Nature ?On serait devenu meilleur ? On partagerait et on préserverait ?On prendrait sans dénaturer , juste pour nos besoins ?
On peut toujours rêver , c'est tout ce qui nous reste , et encore quand ce ne sont pas des cauchemars .
Adieu vaches , veau , cochons , poules et lapins . Bonjour usines , multinationales , profits , bénéfices , rentabilité . Bienvenue dans la société de consommation et les grands bonheurs qu'elle offre !!
Heureusement , il y a longtemps que la vieille femme et ses deux ânes ne sont plus là , pas plus que le maître et son fils , les paysans et leurs familles . Nous n'en sommes que leurs dignes héritiers mais nous n'avons toujours pas compris !
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