jeudi 8 septembre 2011

SOUVENIRS


                        LE SOUVENIR

    çA y est.Papa n'est plus.Je suis orpheline. C'est la première pensée qui m'est venue, dans cette chambre de la maison de retraite où j'ai passé la nuit et où papa vient de pousser son dernier soupir. Je regarde l'heure:il est 7h40, on est le lundi 8 août 2011 et c'est la saint Dominique, ma fête.C'est la première fois qu'il ne me la souhaitera pas.
    Je suis arrivée la veille au matin, après une nuit dans l'avion, sans dormir. J'ai vu deux films, dont je ne me rappelle plus très bien le titre. Le premier,"La croisière" avec Line Renaud, de quoi ne pas réfléchir, et le deuxième... je ne sais plus, un grand trou noir dans mes pensées.
    Un voyage long, retardé deux fois pour cause d'ouragan.
    Arrivée à Orly, accueil par mes trois enfants et immédiatement, descente sur Toulouse. Arrêt à la maison de retraite, discussion avec le personnel et avec papa. Nous a-t-il reconnus? Nous a-t-il entendus? On me dit "oui", "Il vous attendait"! plus pour me faire plaisir que pour me dire la réalité. J'essaie de rester sur cette illusion.
    Je décide de revenir passer la nuit avec lui après avoir laissé mes trois grands enfants chez ma tante. Hésitations, "Tu es fatguée, tu iras demain"... Je ne le sentais pas, papa. Il fallait que je retourne.
    Un fauteuil et une couette étaient préparés dans la chambre par le personnel quand je suis revenue. Toujours la même question? Me reconnaît-il? Sait-il que je suis là? Egoïstement, je crois que ce qu'il faut, c'est que moi, je sois là. Avec cette impression qu'il se réveille et répond un peu au personnel soignant qui passe plusieurs fois dans la nuit, mais à moi, rien, quand j'essaie de lui parler.
    J'ai un livre, pris au hasard dans les livres qui sont dans sa chambre. Un livre qui parle d'un père disparu et dont la fille découvre la vie peu exemplaire après sa mort.
    Moi, je pense. J'entends des cris. Il y a un secteur fermé dans la maison de retraite et une femme crie une grande partie de la nuit. Elle appelle. J'entends une voix qui, doucement, lui répond.
    Papa ne crie pas, ne répond pas quand je lui parle, quand je lui prends la main. Son visage est cireux et, parfois, on a l'impression qu'il exprime des rêves, des grimaces, des angoisses. Des souvenirs? Des peurs?
    J'essaie de lui parler doucement. Quand je suis arrivée, j'ai demandé s'il n'y avait pas un prêtre, un pasteur, un rabbin, un imam...pour être avec lui, avec nous. Peut-être avais-je peur de me trouver seule face à la mort que je savais toute proche. Non, m'a-t-on répondu. Un rendez-vous avec un psychologue, éventuellement dans la semaine...Mais ce n'est pas ce que je voulais. De toutes les façons, ce serait trop tard. J'affronterai toute seule. Après tout, il en a fait des choses pour moi, il en a affronté de problèmes avec moi, papa.
    C'est, paradoxalement, une nuit extraordinaire, dans son sens étymologique, c'est à dire qui sort de l'ordinaire, que j'ai passée. Je ne la regrette pas, je suis contente de l'avoir passée seule, avec lui et moi.
    Silencieusement, j'ai beaucoup parlé, beaucoup voyagé. Des souvenirs épars, en vrac, de voix, de situations, de sourires, qui m'ont fait oublier ces derniers mois, si difficiles, surtout pour lui, je m'en rends compte.
    Les derniers Noël et Jour de l'An avec lui, même s'il l' avait oublié ensuite, même si, sur le coup, j'ai un peu râlé d'être loin de chez moi, si loin. Finalement contente de les avoir passés, ces fêtes, avec  papa, mon fils aîné, ma tante et mes cousines. Une dernière fête familiale comme il les aimait, même si parfois il râlait, presque par habitude, pour respecter son image de mauvais caractère!
    Des images de plage me revenaient alors que j'étais installée dans ce fauteuil près de papa qui partait tout doucement. Je revoyais le sportif qu'il était: un souvenir "idiot" me revenait. Papa était en partie chauve et avait décidé un jour de faire bronzer son crâne. Il avait lu que l'huile d'olive, avec un peu de vinaigre, en bref une vinaigrette lui avait dit maman (mais il ne connaissait absolument rien en cuisine) , donc cette "sauce" permettait de bronzer vite et bien. A souligner qu'au Maroc où nous vivions, ce n'était pas difficile. Mais comme c'était un original têtu, il a fallu en passer par la friction de son crâne à la vinaigrette...Ce qui a donné un bronzage efficace mais après un coup de soleil mémorable...Il n'a plus jamais recommencé et nous obligeait à porter casquettes et chapeaux ensuite...
    Autre souvenir. Je revenais de vacances de France. J'avais une dizaine d'années et mes parents m'attendaient à l'aéroport de Rabat. Papa ,à la suite d'une grave opération, avait la jambe dans le plâtre et marchait avec des béquilles.Mais il courait dans le hall de l'aéroport, tellement il était impatient de me voir. Maman ne pouvait pas le suivre et les gens qu'il bousculait sans trop de ménagement, le regardaient avec étonnement. C'est un des premiers jours où je me souviens m'être dit: "Mais il m'aime"....Car on n'est pas trop démonstratif, dans la famille...Ce mélange judéo-islamo-chrétien qui pousse à la retenue devant les autres mais qui n'empêchent pas les sentiments, l'amour et l'affection...On le prouve autrement.
    De même, je revois le médecin, après une anesthésie qu'avait subie papa, demander à maman comment elle s'appelait. Etonnée, elle lui demanda le pourquoi de sa question, surtout face à la gêne du médecin quand il apprit qu'elle s'appelait Isabelle."En fait, pendant l'opération, votre époux appelait Dominique". Soulagée de ne pas entendre le prénom d'une maîtresse cachée( possible...mais que est sans défaut?), elle lui dit que c'était sa fille. "Il doit l'aimer", lui répondit le médecin. Cette fois encore, je me suis dit que oui, il devait m'aimer. De même que le jour où il m'a avoué qu'il ne concevait pas une vie sans enfant, ni sans petits-enfants. J'en ai été surprise. Je ne m'étais pas rendu compte de cet attachement.
    Il n'a pas été un père ni un homme sans défaut: il a simplement été un homme et mon père. J'ai parfois râlé après lui, surtout les derniers temps et je le regrette sincèrement. Mais je l'ai aimé profondément, en connaissant ses défauts et ses qualités.
    Je lui dois mon amour de la lecture, du Maroc, ma soif d'apprendre, mon imagination parfois débordante. J'ai vu papa faire des projets jusqu'à la fin de sa vie, et les plus fous, comme vivre dans un château médiéval, faire le tour du monde, acheter une voiture à plus de 90 ans (là, on a freiné de toutes nos forces!). De lui doit me venir mon besoin de faire du sport ( sûr, cela ne vient pas de maman que je n'ai jamais vu  courir malgré son passé militaire brillant !), ainsi que mes rapports particuliers avec la réalité qu'on me reproche souvent.
    C'est aussi de lui que je dois tenir à la fois cette difficulté à jeter les choses et paradoxalement, ce refus de la société de consommation, ce refuge dans le rêve, compensé en partie par l'esprit pratique de ma mère...d'où conflit...On est le fruit de  nos parents, notre expérience, notre entourage passé et présent, nos bonheurs et nos malheurs. Je crois de plus en plus à l'aspect génétique de l'héritage, sans pour autant nier l'aspect éducatif et affectif, mais....
    C'est à lui, mon père, que je dois de connaître la vie très voyageuse de nos ancêtres, certainement déformée par son imagination, puis par la mienne, mais qui me donne l'impression, à moi qui en manque, d'avoir tout de même des racines, même si elles sont dispersées de par le monde.
    Je continuerai à l'entendre "parler fort",me répondre au téléphone en criant parce qu'il n'entendait pas bien. Je continuerai à le voir sourire, à l'entendre me parler de sa "petite soeur" (disparue trop tôt dans un accident de la circulation et qu' il m'avoua être une des rares personnes à l'avoir fait pleurer), à me raconter son service militaire et sa guerre (maintes fois répétés). Ses histoires que je connaissais par coeur me manquent déjà. Son Marrakech d'avant n'est plus qu'une image. Je garde précieusement son Ouissam Alaouite, décoration marocaine remise par le roi du Maroc, dont il était d'autant plus fier que son père et son grand-père l'avaient également reçue...Il me disait que j'étais la première génération à ne pas l'avoir...Ce n'était même pas un reproche, juste une constatation. Mais il est vrai, ajoutait-il, j'étais une fille...Et oui, il était un peu misogyne, papa. C'était son personnage, son époque...Je ne l'imagine pas autrement, lui qui cependant était très conscient de l'importance des études, tant pour l'enrichissement personnel que pour le travail ( surtout pour les garçons...disait-il). Il était cependant très fier des études de sa fille(moi!!) et de ses petits-enfants,garçons et fille, qu'il admirait et dont il parlait toujours avec fierté, parfois en embellissant la réalité de façon involontaire, juste parce qu'il nous aimait, c'est tout.
    Je me dis, comme mon fils aîné me l'a dit, qu'il doit bien rire avec mamie de certaines de nos aventures. Il a retrouvé sa petite soeur, ses parents et grands-parents dont il parlait souvent à la fin de sa vie, ses animaux perdus et qui lui manquait.
    Qu'il soit rassuré, on s'occupe de ceux qu'il a laissés. On pense à lui, on retournera à Marrakech et on continue à l'aimer.